LE MIROIR (LA FEMME) LA PEINTURE
Jacques ROUVEYROL
Conférence du 9 décembre 2003
I. Le piège
1. L’origine de la peinture. Il y a, semble-t-il, quant à l’origine de la peinture une méprise. Un mythe, qui nous vient de Pline et une métaphore de Platon, disent deux origines antagonistes de la peinture. Le mythe conte comment une jeune corinthienne, Ditubade, pour conserver le souvenir de son amant qui s’apprête à partir pour la guerre, trace au mur le contour de son ombre au moyen d’un morceau de charbon. Ci-dessous : David Allan Origine de la Peinture 1775 .
Et Regnault L’Origine de la Peinture, 1785 Maisons-Laffitte, Château
La métaphore platonicienne (République X,596 e) est celle d’un miroir qui, présenté aux choses, les reproduit sans peine avec la plus grande fidélité. D’un côté l’ombre : une trace. De l’autre un reflet, une évanescence. Du côté de la trace, une femme et un désir : celui qu’elle a de cet homme qui se dérobe. De l’autre côté, une image qui se dérobe sitôt que le miroir a tourné le dos à ce qu’il reflétait. Deux conceptions de la peinture, antagonistes : l’une positive, celle de l’ombre, de la femme, du désir. La peinture retient. Le portrait conserve les traits que les ans modifient et que la mort emporte – à l’exception, un temps, du Portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde). L’autre négative, celle du reflet, de l’illusion, du trompe-l’œil. Le miroir efface les traits qu’il a portés un instant. Deux conceptions antagonistes ou complémentaires ? La peinture retient le trait que la mort efface. Le miroir efface le trait. Ainsi :
théorème I : le miroir, c’est la mort.
Le XV° siècle sera friand de ce rapprochement. Les Vanités qu’il invente et qui feront les choux gras du XVII° hollandais montrent le miroir reflétant non les traits actuels ou passés de la figure qui lui fait face, mais ses traits à venir : le masque de la vieillesse ou de la mort. Ci-dessous : Miroir des dames 1450 Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek.
Et Lucas Furtenage Hans Burgkmair et sa Femme Anna 1527-1528 Vienne, Kunsthistorisches Museum
Le miroir, dans la peinture, aura souvent cette fonction de manifester le contraire du pouvoir qu'on a plus haut attribué à celle-ci. Velasquez se peint aux Menines en 1656.
Il se peint avec la croix rouge de l’ordre de Santiago qu’il vient d’obtenir. Il entend immortaliser peut-être ici le pouvoir souverain de la peinture. La figure du peintre l’emporte sur celle des monarques qui ne sont plus que de pâles reflets au miroir sis au fond de la pièce. Vanité, pour le couple royal qui apprend là la fragilité de sa position, le miroir, au contraire de la peinture, dit l’évanescence des choses, l’illusion du pouvoir.
2. Le piège : Persée contre Méduse : théorème I : le miroir, c’est la mort.
Méduse est femme à la chevelure magnifique que change en hideux serpents Minerve en lui donnant le pouvoir de pétrifier tout ce qu’elle regarde. Ci-dessous : Méduse et Pégase Autel de Syracuse (Sicile).
Et Athéna (Vase étrusque) 525 av.J
De pétrifier. D’arrêter par conséquent le cours du temps et de ses métamorphoses. Le pouvoir, donc, de figer les traits de ceux qui se présentent devant elle. Méduse est peintre (ou, plus précisément sculpteur, mais ceci ne change rien à l’affaire). Persée, pour la combattre et la décapiter mise sur un stratagème. Son bouclier est un miroir dans lequel il regarde impunément le reflet évanescent de Méduse pour pouvoir habilement, profitant de son sommeil, lui trancher le col. Ci-dessous : Caravage Tête de Méduse 1601).
Persée est donc tout sauf un peintre. Un soudard, un Rambo ancienne façon, un effaceur de monstres, rôle dévolu, comme on sait, aux héros de la mythologie. Ici encore le miroir s’oppose à la peinture (sculpture) et la femme est du côté de la peinture, l’homme de celui du miroir. Mais la peinture se trouve piégée par le miroir. D’un côté l’homme. Le côté de l’action. Le passé, l’origine, il les efface (pour construire l’avenir ?). De l’autre, la femme. Le côté opposé de la contemplation. Le passé, elle le retient, le conserve, l’arrache à l’effacement du temps. L’homme, tourné vers la fin. La femme, vers l’origine… du monde. Actif / Passive. En voilà un poncif ! Je n’ai pas dit que c’était naturel. Ce sont des rôles assignés par notre culture et pas mal d’autres à chacun des deux sexes. Alors, pourquoi le nombre des peintres masculins excède-t-il à ce point celui des peintres féminins ? Si la peinture est féminine, pourquoi jusqu’au XX° siècle en partie y compris, la femme n’est tolérée à l’atelier que dans le rôle du modèle ? On ne répondra pas ici à cette question. Mais on constatera qu’exclue de l’atelier, on retrouve bien souvent la femme sur la toile et souvent aussi un miroir qui lui tient compagnie. La peinture telle que nous la connaissons reflèterait-elle la vision masculine de l’opposition / complémentarité du masculin (le miroir) et du féminin (la Vénus, l’Eve, la Vierge, la Prostituée, la Femme au champ ou à la cuisine) ? L’hypothèse est que dans le tableau, dans l’économie du tableau, le miroir devrait occuper la position de l’homme en face de la femme : Persée contre Méduse. Il n’en est rien.
3. Saint Luc.
Donc la peinture est femme et homme le miroir. A l’origine. Dans l’univers du christianisme, tout change. Il y a un saint patron des peintres ; c’est l’un des quatre évangélistes, le bœuf : Saint Luc, médecin et peintre . Ci-dessous Rogier van der Weiden Saint Luc dessinant la Vierge 1435-36 Boston, Museum of Fine Arts.
C’est lui qui réalise le premier portrait : celui de la Vierge. On s’est gardé de rappeler que Sainte Véronique nous conserva, elle, le portrait de Dieu en personne (en la personne du fils) dont elle essuya le visage lors que la montée au calvaire. Non, Saint Luc nous donne le portrait d’une femme par un homme. Un homme a donc pris la place de la jeune corinthienne et pour longtemps. A la femme revient dès lors l’autre place, celle du miroir, du reflet, de l’évanescence. Là s’est opérée une inversion des signes. La première femme peinte (puisque c’est par Saint Luc) est la Vierge qu’on nomme aussi, souvent, le Speculum sine macula, « le Miroir sans tache ». Le Moyen Age, Eve mise à part, emploie la femme surtout de façon allégorique dans la représentation des vices et des vertus : luxure et tempérance. Ci-dessous La Tempérance de Giuseppe Cesari 1568-1640 pour l'Iconologia de Cesare Ripa .
et Memling (Autel portatif de Strasbourg, fin XVe siècle) la Mort et la Luxure
.
4. L’autoportrait. (Intimité 1).
Pourtant, il arrive que l’inversion se retourne contre son « inverseur ». Que la femme reprenne la place de la peinture. Sur ce phénomène, il est un genre qui en dit long : l’autoportrait. Le peintre placé face au miroir se peint tel qu’il se voit. Il arrive souvent, alors, qu’une résistance se face jour, pour le peintre qu’on supposera droitier, à inverser sur la toile la main qui fait le geste de la peindre, ce qu’exige le miroir. Holbein qui était gaucher va jusqu’à se représenter droitier dans le petit médaillon d’Indianapolis (Clowes Found Collection). Il arrive que le peintre préfère le divorce entre la tête et le reste du corps plutôt que de céder sur la main créatrice : tête inversée, donc, mais corps inchangé. Ce qui équivaut à rien moins qu’une décapitation. Nombre d’autoportraits résolvent le problème en ne représentant pas le peintre entrain de peindre. D’autres, que nous dirons « plus courageux » le résolvent en ne représentant que le visage : que la tête. D’autres encore n’hésitent pas d’ailleurs à donner leurs traits à de célèbres décollés. Allori (1613 Galleria Palatina (Palazzo Pitti), Florence) ) fait don de son chef au malheureux Holopherne à qui Judith vient de couper le cou.
Caravage (ill.13.) perd la tête pour Goliath diminué par David ...
ou pour Méduse (la voici de retour) sur le bouclier offert à Cosme, Grand Duc de Toscane par le Cardinal del Monte.
D’autres associent leur image à celle d’un décapité, tel Andrea Solario, disciple de Léonard de Vinci, sur le métal de la coupe qui porte la tête de Jean Baptiste. Que signifient d’une part cette résistance du peintre à l’inversion du corps (alors qu’il accepte celle du visage), d’autre part cette propension à la décapitation ? Il faut interroger le Caravage précisément parce qu’il s’autoportraiture en Méduse. Méduse est femme. Caravage s’autoportraiture en femme. L’autoportrait réalise donc l’échange des places. Méduse femme devenue objet de la peinture est à présent miroir du peintre. Mais le piège fonctionne à double sens. Voici le peintre décapité, castré, inversé, féminisé. Le voici devenu au miroir ce qui a piégé Méduse : une femme. La femme est rétablie dans ses droits. Au départ : une femme, la peinture. Un homme, le miroir. A l’arrivée, de nouveau une femme, la peinture (le peintre féminisé) et un homme, reflété par le miroir du bouclier. L’autoportrait boucle la boucle. La peinture part de la femme et y revient, via le miroir où elle s’était un moment perdue. L’autoportrait féminise son auteur. La genèse ne dit pas autre chose. Dieu le peintre, le sculpteur, sculpte dans la glaise son image. Adam est le miroir de Dieu. Et que voit Dieu quand il se mire en Adam ? Eve. Féminisation originelle du Créateur.
Théorème 2 : Eve est l’autoportrait de Dieu. Comme Méduse est celui du Caravage.
Ce qui se vérifie dans l’histoire du péché originel. Qui a pouvoir de décision : Dieu qui interdit ? Eve qui transgresse ? Adam répète seulement le geste : celui d’Eve, à l’endroit (la transgression), celui de Dieu à l’envers (l’interdiction).
Théorème 2 : Eve est l’autoportrait de Dieu. Comme Méduse est celui du Caravage.
Ce qui se vérifie dans l’histoire du péché originel. Qui a pouvoir de décision : Dieu qui interdit ? Eve qui transgresse ? Adam répète seulement le geste : celui d’Eve, à l’endroit (la transgression), celui de Dieu à l’envers (l’interdiction).
En résumé : 1. La peinture est femme et le miroir homme. 2. Le christianisme inverse les signes en faisant de Saint Luc le saint patron des peintres et de la femme l’allégorie des vices et des vertus. 3. L’autoportrait rétablit les signes en féminisant le peintre qui se livre à l’image du miroir. Il faut tenter de voir ce qu’il en est de La femme au miroir dans la peinture.
II. La femme au miroir dans la peinture (Intimité 2)
1. Vanitas, vanitatis…
A Chartres et à Amiens, ci-dessous (au XIII° siècle, donc), un jeune homme embrasse une jeune femme qui d’une main tient un sceptre et de l’autre un miroir
C’est une figure de la Luxure. A la rose de Notre-Dame de Paris (ci-dessous), (comme au vitrail d’Auxerre ou à celui de Lyon), c’est une femme qui se mire.
Celle qui se mire, dans L’Apocalypse d’Angers (ill. 17) (XV°s) n’est autre que La Grande Prostituée de Babylone.
Le sceptre exprime la royauté charnelle de la femme toute-puissante sur le désir de l’homme. Le miroir est l’emblème de la coquetterie de la femme et de son génie de la séduction. C’est un des attributs de Vénus. Et il recèle aussi le diable. La femme du Jardin des Délices, de Bosch (1505), se mire, côté infernal, naturellement, « au cul du diable » comme on disait à l’époque.
Mais, et c’est un paradoxe, le miroir est aussi bien l’emblème de la Prudence car il symbolise la possibilité de la connaissance de soi-même. Dans le Manuscrit 9186 de la Bibliothèque Nationale, la Prudence tient d’une main un crible (permettant de discerner la vérité (le grain) de l’erreur (la paille) et un miroir :
Dans l’Iconologia de Cesare Ripa (1593), la Prudence est représentée avec un miroir à la main.
Chez Vermeer, dans La Femme à la Balance (1664) le miroir symbolise à l’évidence la connaissance de soi.
Aussi bien dans La Femme au Collier de Perles (1664). Le XII° siècle écrit des Miroirs à tout va : Miroir de la sagesse, de la vertu, de la perfection. Ce sont des traités savants, des livres de connaissance. On en dénombre plus de trois cents pour l’ensemble du Moyen-Âge.
Le miroir est donc tour à tour apparence (trompeuse) de la coquetterie et apparaître (véridique) de la connaissance de soi qui caractérise la prudence. Sa symbolique demeure très ambiguë, très ambivalente. Marie tient quelquefois un miroir. Marie Madeleine se tient souvent devant un miroir. Le premier désigne Marie comme « le miroir sans tache » de Dieu ; ainsi du miroir au fond de la pièce pour Les Epoux Arnolfi de Van Eyck (1434).
Le second rappelle à la Madeleine qu’elle a succombé à la luxure, lui montre « sa tache » (De la Tour 1635-1640 La Madeleine). En même temps, reflétant le crâne qu’elle ne manque jamais de porter avec elle, il la renseigne sur sa nature mortelle et devient de ce fait l’instrument de la vérité.
La seule constante, dans cette versatilité du miroir, c’est la femme. A Amiens, à Paris, aux manuscrits, chez Vermeer, chez de la Tour, c’est toujours une femme (allégorie ou pas) qui se tient face au miroir. Et le théorème 1 s’applique en toute rigueur : le miroir c’est la mort. La luxure efface le corps sous ses marques abjectes, la prudence efface le corps, à son tour, selon les exigences de l’âme. Le tableau lui-même n’est plus qu’un miroir pour l’homme : la femme est son reflet évanescent. Lui, le peintre ou le spectateur de la peinture, lui qui n’est pas sur la toile, lui subsiste et voit la femme sous les traits de sa mort .
Dans celui de Boucher (Diane sortant du Bain 1742) la présence ostensible et surprenante de ce qu’il faut bien appeler "le trou du cul du chien" à gauche et les lignes de force du tableau montrent clairement ce que le spectateur qui occupe la position d’Actéon est sensé voir ! On se souvient qu’ Actéon, chassant avec des amis, aperçoit sans l’avoir voulu Diane, nue, à la toilette. La pudique déesse, furieuse, le métamorphosera en cerf en sorte qu’Actéon finira dévoré par ses propres chiens. Le spectateur commanditaire du tableau de Boucher voit indirectement, par le moyen du regard de la servante, ce qu’Actéon avait eu le tort d’être surpris entrain de voir.
L’objet de la peinture, depuis l’inversion des signes, est la femme. C’est-à-dire pour le peintre qui est un homme, depuis l’inversion des signes, quelque chose de secret et sans doute en même temps de terrible. Tel les Vieillards qui guettent Suzanne au bain, le peintre coûte que coûte a résolu de dévoiler ce secret : voir et montrer ce qui est pour lui l’intimité, la féminité, le sexe de la femme parce que c’est là que le mythe place l’origine de la peinture comme Courbet celle du monde. Courbet : L’origine du Monde ... et l’effroi que cela lui inspire. Caravage : Tête de Méduse.
c. Vénus ou la Vierge (les deux femmes les plus peintes, Eve ne vient qu’ensuite) c’est donc tout un au niveau de leur représentation. Pour la première (qu’elle emprunte les traits de Diane ne change rien à l’affaire), c’est un visage qui prend la place du sexe. Dans le miroir de Velasquez. Dans le regard de la servante de Diane. Pour la seconde, c’est une vierge irrévocable. Il n’y a pas besoin d’avoir longtemps étudié la psychanalyse pour voir de quoi il retourne dans cette affaire. C’est à une castration qu’encore on est conduit. On sait de quoi il retourne quant à la tête de Méduse. Freud lui a consacré un petit article auquel il n’y a guère à reprocher. Cette tête coupée, couverte de serpents qui est sensée paralyser de terreur celui qui la regarde, c’est le sexe de la mère c’est-à-dire dans l’imaginaire du petit enfant soumis au complexe de castration, le pénis coupé qui saigne encore (mensuellement) de sa coupure. Et la vierge irrévocable, une femme qui renvoie à la nullité du sexe masculin. N’a-t-elle pas éprouvé la puissance … de Dieu ? Que pourrait bien lui faire un homme après cela ? La Vierge, comme Méduse, renvoie le peintre masculin à sa féminité. Et la femme au miroir dans la peinture occupe la même place que l’autoportrait. Où se vérifie le rétablissement des signes : la peinture est femme et l’homme qui touche à la peinture devient femme. Théorème 3 : la peinture est un devenir-femme.
3. Narcisse.
Chez Van Eyck, donc, le miroir est devenu un tableau. Parmi les artistes contemporains, il en est un qui a voué la presque totalité de son œuvre à la question du miroir. Je veux parler de ce représentant de l’Arte Povera qu’est Michelangello Pistoletto. L’autoportrait est le sujet premier de sa peinture. Celui de 1971 est ambigu. Il s’agit du portrait de l’artiste tenant un portrait de femme. Ou bien, plutôt (car on ne voit guère l’intérêt de cette première proposition) de l’artiste se considérant dans un miroir lui renvoyant en image une tête de femme. Ou bien l’artiste tenant entre ses mains son autoportrait « en femme ». Caravage n’est pas loin. La thématique est inchangée. Puis cet autre tableau de 1978 : un miroir brisé reflétant la pièce dans laquelle il se trouve, comme le miroir de van Eyck. Mais surtout ce troisième, de 1987, qui renoue avec une longue série débutée en 1962 : celle des quadri specchianti (les tableaux-miroirs). Sur une surface réfléchissante, un personnage grandeur nature peint ou collé, dans une attitude ici dynamique, mais le plus souvent statique, prend place. Son environnement devient alors celui que reflète la surface qui l’entourne, y compris le spectateur qui passe ou s’arrête devant l’œuvre. Si chez van Eyck le miroir est devenu un tableau, symétriquement, chez Pistoletto, c’est le tableau qui devient un miroir, renouant avec la métaphore platonicienne.
Le sceptre exprime la royauté charnelle de la femme toute-puissante sur le désir de l’homme. Le miroir est l’emblème de la coquetterie de la femme et de son génie de la séduction. C’est un des attributs de Vénus. Et il recèle aussi le diable. La femme du Jardin des Délices, de Bosch (1505), se mire, côté infernal, naturellement, « au cul du diable » comme on disait à l’époque.
Mais, et c’est un paradoxe, le miroir est aussi bien l’emblème de la Prudence car il symbolise la possibilité de la connaissance de soi-même. Dans le Manuscrit 9186 de la Bibliothèque Nationale, la Prudence tient d’une main un crible (permettant de discerner la vérité (le grain) de l’erreur (la paille) et un miroir :
Dans l’Iconologia de Cesare Ripa (1593), la Prudence est représentée avec un miroir à la main.
Chez Vermeer, dans La Femme à la Balance (1664) le miroir symbolise à l’évidence la connaissance de soi.
Aussi bien dans La Femme au Collier de Perles (1664). Le XII° siècle écrit des Miroirs à tout va : Miroir de la sagesse, de la vertu, de la perfection. Ce sont des traités savants, des livres de connaissance. On en dénombre plus de trois cents pour l’ensemble du Moyen-Âge.
Le miroir est donc tour à tour apparence (trompeuse) de la coquetterie et apparaître (véridique) de la connaissance de soi qui caractérise la prudence. Sa symbolique demeure très ambiguë, très ambivalente. Marie tient quelquefois un miroir. Marie Madeleine se tient souvent devant un miroir. Le premier désigne Marie comme « le miroir sans tache » de Dieu ; ainsi du miroir au fond de la pièce pour Les Epoux Arnolfi de Van Eyck (1434).
Le second rappelle à la Madeleine qu’elle a succombé à la luxure, lui montre « sa tache » (De la Tour 1635-1640 La Madeleine). En même temps, reflétant le crâne qu’elle ne manque jamais de porter avec elle, il la renseigne sur sa nature mortelle et devient de ce fait l’instrument de la vérité.
La seule constante, dans cette versatilité du miroir, c’est la femme. A Amiens, à Paris, aux manuscrits, chez Vermeer, chez de la Tour, c’est toujours une femme (allégorie ou pas) qui se tient face au miroir. Et le théorème 1 s’applique en toute rigueur : le miroir c’est la mort. La luxure efface le corps sous ses marques abjectes, la prudence efface le corps, à son tour, selon les exigences de l’âme. Le tableau lui-même n’est plus qu’un miroir pour l’homme : la femme est son reflet évanescent. Lui, le peintre ou le spectateur de la peinture, lui qui n’est pas sur la toile, lui subsiste et voit la femme sous les traits de sa mort .
2. Femme à la toilette.
a. La femme à la toilette confie au seul miroir son intimité.
« Au seul miroir » : C’est que le miroir, à la différence de la peinture, on l’a vu et revu, ne garde pas la trace de ce qu’il reflète, n’arrête ni ne fige les gestes qu’une femme ne consentirait pas à faire ailleurs, même devant son amant. En quoi consiste ensuite cette intimité ? Pour elle, je n’en sais rien. Mais pour l’homme donc pour le peintre qui la surprend, cette intimité est ce qui fait en même temps sa féminité : cette partie de son corps que le tableau dérobe quasi toujours à la vue mais s’arrange pour montrer indirectement soit dans le miroir soit dans le regard de quelque témoin mieux placé. Dans le tableau de Velasquez La Toilette de Vénus 1648-1651 (Remarque, on a ici artificiellement supprimé l'image dans le miroir puisqu'elle n'est pas ce qu'elle reflète pour Vénus) il ne fait aucun doute que le miroir est dirigé vers le sexe. Celui-ci n’est donc accessible que via le regard de Vénus elle-même qui se reflète au miroir en dépit de toutes les lois de l’optique. Le miroir reflète un visage qui voit ce qui est encore dérobé au spectateur.Dans celui de Boucher (Diane sortant du Bain 1742) la présence ostensible et surprenante de ce qu’il faut bien appeler "le trou du cul du chien" à gauche et les lignes de force du tableau montrent clairement ce que le spectateur qui occupe la position d’Actéon est sensé voir ! On se souvient qu’ Actéon, chassant avec des amis, aperçoit sans l’avoir voulu Diane, nue, à la toilette. La pudique déesse, furieuse, le métamorphosera en cerf en sorte qu’Actéon finira dévoré par ses propres chiens. Le spectateur commanditaire du tableau de Boucher voit indirectement, par le moyen du regard de la servante, ce qu’Actéon avait eu le tort d’être surpris entrain de voir.
L’objet de la peinture, depuis l’inversion des signes, est la femme. C’est-à-dire pour le peintre qui est un homme, depuis l’inversion des signes, quelque chose de secret et sans doute en même temps de terrible. Tel les Vieillards qui guettent Suzanne au bain, le peintre coûte que coûte a résolu de dévoiler ce secret : voir et montrer ce qui est pour lui l’intimité, la féminité, le sexe de la femme parce que c’est là que le mythe place l’origine de la peinture comme Courbet celle du monde. Courbet : L’origine du Monde ... et l’effroi que cela lui inspire. Caravage : Tête de Méduse.
b. A la Renaissance on peint à profusion des Annonciations. De plusieurs types. L’un d’entre eux pourrait être nommé : de la Vierge surprise ( Dirk Hendricksz Annonciation (détail) Campobasso Montorio dei Frentani).
A quoi la Vierge pourrait-elle bien être surprise ? Elle lit. C’est qu’il y a aussi intime que la toilette : la prière, cette toilette de l’âme ; qui est lecture. Le miroir ici, c’est la Bible qu’elle lit toujours au moment de cette surprise et qui lui renvoie bien en effet son image puisque c’est du Nouveau Testament qu’il s’agit où tout ce qui va lui arriver se trouve déjà écrit. Et spécialement ce pour quoi l’Ange est venu. Il a beau être conclusus (fermé) l’ortus (le jardin) de la Vierge, il n’en est pas moins pénétré par le rayon divin qui la féconde au moment précis où elle dit « oui » comme la pluie d’or féconde Danaé consentante. La Vierge n’a d’autre intimité que le réceptacle divin de son ventre. Ce qu’une Annonciation vient nous montrer c’est encore un miroir : la Vierge, Speculum sine macula « Miroir sans tache » de Dieu. Mais la Vierge c’est quoi ? Un monstre en somme (qu’on me pardonne cette incongruité). Une femme, en tous cas, qui n’a pas besoin d’homme. Qui enfante par l’opération du Saint Esprit. Vierge avant, vierge pendant, vierge après.
A quoi la Vierge pourrait-elle bien être surprise ? Elle lit. C’est qu’il y a aussi intime que la toilette : la prière, cette toilette de l’âme ; qui est lecture. Le miroir ici, c’est la Bible qu’elle lit toujours au moment de cette surprise et qui lui renvoie bien en effet son image puisque c’est du Nouveau Testament qu’il s’agit où tout ce qui va lui arriver se trouve déjà écrit. Et spécialement ce pour quoi l’Ange est venu. Il a beau être conclusus (fermé) l’ortus (le jardin) de la Vierge, il n’en est pas moins pénétré par le rayon divin qui la féconde au moment précis où elle dit « oui » comme la pluie d’or féconde Danaé consentante. La Vierge n’a d’autre intimité que le réceptacle divin de son ventre. Ce qu’une Annonciation vient nous montrer c’est encore un miroir : la Vierge, Speculum sine macula « Miroir sans tache » de Dieu. Mais la Vierge c’est quoi ? Un monstre en somme (qu’on me pardonne cette incongruité). Une femme, en tous cas, qui n’a pas besoin d’homme. Qui enfante par l’opération du Saint Esprit. Vierge avant, vierge pendant, vierge après.
c. Vénus ou la Vierge (les deux femmes les plus peintes, Eve ne vient qu’ensuite) c’est donc tout un au niveau de leur représentation. Pour la première (qu’elle emprunte les traits de Diane ne change rien à l’affaire), c’est un visage qui prend la place du sexe. Dans le miroir de Velasquez. Dans le regard de la servante de Diane. Pour la seconde, c’est une vierge irrévocable. Il n’y a pas besoin d’avoir longtemps étudié la psychanalyse pour voir de quoi il retourne dans cette affaire. C’est à une castration qu’encore on est conduit. On sait de quoi il retourne quant à la tête de Méduse. Freud lui a consacré un petit article auquel il n’y a guère à reprocher. Cette tête coupée, couverte de serpents qui est sensée paralyser de terreur celui qui la regarde, c’est le sexe de la mère c’est-à-dire dans l’imaginaire du petit enfant soumis au complexe de castration, le pénis coupé qui saigne encore (mensuellement) de sa coupure. Et la vierge irrévocable, une femme qui renvoie à la nullité du sexe masculin. N’a-t-elle pas éprouvé la puissance … de Dieu ? Que pourrait bien lui faire un homme après cela ? La Vierge, comme Méduse, renvoie le peintre masculin à sa féminité. Et la femme au miroir dans la peinture occupe la même place que l’autoportrait. Où se vérifie le rétablissement des signes : la peinture est femme et l’homme qui touche à la peinture devient femme. Théorème 3 : la peinture est un devenir-femme.
La photo de couverture de la revue Télérama, dans laquelle se trouvait un reportage sur la libération supposée de la femme en Afganistan, montre une femme retirant son voile devant un miroir. Image de la libération. C’est ce qu’on voit à première vue. A première vue, car il y quelque chose qu’on peut difficilement voir : le (la, en l’occurrence) photographe (il s’agit d’Isabelle Eshraghi) qui tient le rôle du peintre. Cette femme n’ôte pas son voile devant un miroir mais devant un photographe saisissant au miroir l’instant de ce dévoilement. L’intimité est derrière le voile. Mais c’est ici parce que le miroir est incapable de conserver la trace de ce dévoilement, qu’appel est fait au photographe. Et à un photographe féminin. Quand donc le peintre est femme, le piège ne fonctionne pas. C’est qu’il n’y a rien à châtrer, rien à féminiser. La peinture est féminine un point c’est tout.
3. Narcisse.
L’autoportrait commence à Narcisse – et la peinture aussi, selon Alberti (Della Pittura II) – comprenons : la peinture inversée. La peinture de l’homme. Echo qui soupire après lui est condamnée depuis longtemps à répéter les derniers mots qu’elle entend prononcer : « Y a-t-il quelqu’un près de moi ? », demande Narcisse ; « Moi », répond Echo. Narcisse rencontre là un premier miroir, le miroir sonore de l’écho. Et ce miroir est une femme (inversion). Puis le voici qui se passionne pour une image dans l’eau. Proprement médusé, « semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros», dit le texte d’Ovide. Pétrifié. Qu’est-ce qui peut ainsi pétrifier Narcisse si ce n’est la tête de Méduse que lui renvoie le miroir de l’eau. Voici Narcisse femme (retour avant l’inversion). La Version de Pausanias, différente de celle d’Ovide, raconte d’ailleurs que Narcisse reconnaît dans l’eau sa sœur jumelle : le même (jumelle) mais inversé (la sœur). Il peut scruter l’image tant qu’il voudra : « ce que tu recherches n’existe pas », dit le texte d’Ovide. Pas de sexe masculin. Son inversion, seulement, son absence : la femme. Où l’on vérifie une fois encore le théorème : la peinture est un devenir femme.
4. Autoportrait de la peinture au miroir convexe.
Dans les Flandres, au XV° siècle, à la différence de l’usage qui est fait en Italie du miroir plan propre à servir l’instauration de la perspective linéaire, on aime à se servir de miroirs convexes. Dans quel but ? Examinons l’un des plus fameux tableaux de cette époque, celui de Jan van Eyck : Les Epoux Arnolfini. Une des utilités du miroir est ici de faire apparaître les témoins d’un mariage afin que le tableau vaille acte notarié. On sait par ailleurs que ce qui caractérise la peinture flamande de cette époque, c’est qu’elle est entièrement symbolique et que le symbolisme y a la propriété d’être caché. Tout dans cette œuvre dit le mariage : la main levée dit le serment, le chien et les chaussures la fidélité, les fruits rappellent l’état d’innocence des fiancés, le lustre porte le cierge que l’usage veut qu’on allume dans la maison des époux, la statuette de Saint Marguerite, patronne de l’enfantement dit la raison du mariage. Dans cette profusion de symboles, le miroir fait exception. Certes, il dit, lui aussi quelques chose. Mais ce qu’il dit n’est pas une vertu, c’est un fait historique : la présence du peintre (et d’un autre témoin) à cette cérémonie. Parce qu’il n’a pas de fonction symbolique, le miroir occupe une place à part. D’abord, il a la propriété de faire entrer dans le tableau le point à partir duquel le tableau est peint. Il est donc dans le tableau mais le tableau est encore plus en lui. Ensuite, sa semi-sphéricité lui permet d’englober quasiment tout ce qu’il y a à voir. Il est le monde tout entier et en petit. Surtout, il témoigne de l’extraordinaire dextérité du peintre. De sa capacité à rendre le moindre détail de la réalité quelque soit la miniaturisation qu’on voudra imaginer. Au total, il faut admettre que Van Eyck et ses compatriotes jouent du miroir. Parce que toute la peinture s’y résume. Placés devant le tableau de Van Eyck (c’est vrai de Metsys, de Memling, de Cristus et des autres), irrésistiblement c’est le miroir qui finit par capter notre attention, par capturer notre regard, l’immobiliser, le fixer, le pétrifier.
Van Eyck, les flamands parviennent à faire du miroir qui est l’opposé de la peinture, l’autoportrait même de la peinture. Le miroir des Arnolfini n’est pas celui des Menines. C’est un tableau dans le tableau. C’est même plus que cela : c’est dans le tableau un tableau qui contient le peintre et le tableau. C’est Méduse avant que Persée ne lui tende son piège. Aussi bien, bannissant toute fugacité, le miroir est ici fait pour garder trace. Il doit valoir acte de mariage et signature des témoins. C’est donc ici le pouvoir pétrifiant de la peinture qui se trouve célébré, exactement comme, deux siècles plus tard, dans Les Menines de Velasquez. Si Van Eyck ni Velasquez ne subissent pas la décapitation-castration qu’on a notée ailleurs, c’est qu’ils ne font nullement d’eux leur autoportrait dans ces deux œuvres : c’est la peinture qu’ils peignent et elle seule. D’où le théorème 4 : la peinture c’est l’immortalité. Directe réciproque du théorème 1 : le miroir c’est la mort.
III. Le tableau-miroir (I quadri specchianti)
Chez Van Eyck, donc, le miroir est devenu un tableau. Parmi les artistes contemporains, il en est un qui a voué la presque totalité de son œuvre à la question du miroir. Je veux parler de ce représentant de l’Arte Povera qu’est Michelangello Pistoletto. L’autoportrait est le sujet premier de sa peinture. Celui de 1971 est ambigu. Il s’agit du portrait de l’artiste tenant un portrait de femme. Ou bien, plutôt (car on ne voit guère l’intérêt de cette première proposition) de l’artiste se considérant dans un miroir lui renvoyant en image une tête de femme. Ou bien l’artiste tenant entre ses mains son autoportrait « en femme ». Caravage n’est pas loin. La thématique est inchangée. Puis cet autre tableau de 1978 : un miroir brisé reflétant la pièce dans laquelle il se trouve, comme le miroir de van Eyck. Mais surtout ce troisième, de 1987, qui renoue avec une longue série débutée en 1962 : celle des quadri specchianti (les tableaux-miroirs). Sur une surface réfléchissante, un personnage grandeur nature peint ou collé, dans une attitude ici dynamique, mais le plus souvent statique, prend place. Son environnement devient alors celui que reflète la surface qui l’entourne, y compris le spectateur qui passe ou s’arrête devant l’œuvre. Si chez van Eyck le miroir est devenu un tableau, symétriquement, chez Pistoletto, c’est le tableau qui devient un miroir, renouant avec la métaphore platonicienne.
Comment fonctionne ce dispositif ? Est-il aussi platonicien qu’il en a l’air ? Le miroir de Platon donne une instantané de ce qui se reflète en lui. Encore une fois, l’image s’efface aussitôt. Le miroir ne garde rien. Amnésique. Le tableau-miroir de Pistoletto est exactement le contraire. Chaque personnage collé ou peint sur la surface réfléchissante (autant d’autoportraits de l’artiste), est figé dans l’instant de sa pose. Mais cet instant sort précisément de son instantanéité d’être constamment environné par les changements qui se reflètent (changements de lumière, passage renouvelé de nouveaux spectateurs). Le tableau-miroir prend en compte la dimension du temps. Le tableau-miroir assure la continuité du passé au présent. Il est une mémoire, au contraire du miroir platonicien ; mieux, une conscience. En un mot, il est devenu le peintre.Le miroir de van Eick était un autoportrait de la peinture, le quadro specchianto de Pistoletto est un autoportrait du peintre. Evidemment pas au sens habituel et précédemment évoqué. Il faut écrire « peintre » avec un grand « P ». Mieux, il faudrait dire non « du peintre » mais « du peindre ».
Un second type d’œuvres de Pistoletto est propre à éclairer cette trouvaille : les oggeti in meno. Les «objets en moins ». « Mes œuvres ne sont pas des constructions ou des fabrications de nouvelles idées, déclare l’artiste, tout comme elles ne veulent pas être des objets qui me représentent » (ce ne sont pas des autoportraits du peintre). « Ce sont des objets au travers desquels je me libère de quelque chose. Ce ne sont pas des constructions mais des libérations. Je ne les considère pas comme des objets en plus mais comme des objets en moins ».
JR 09 12 2003
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On se reportera avec intérêt au blog Wodka http://wodka.over-blog.com/categorie-878593.html très riche en illustrations sur le thème du miroir dans la peinture dans un article intitulé Jeux de Miroir.
A l’article aussi de Jacques Darriulat Le Tableau et le Miroir mis en ligne en 2008 http://www.jdarriulat.net/Essais/Tableau%20et%20Miroir/TableauMiroir.html
A l’article aussi de Jacques Darriulat Le Tableau et le Miroir mis en ligne en 2008 http://www.jdarriulat.net/Essais/Tableau%20et%20Miroir/TableauMiroir.html
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