DOULEURS, SOUFFRANCE ET SPIRITUALITE.
Jacques ROUVEYROL
Conférence du 22 01 2001
On sait que la douleur est un phénomène physiologique. Un signal. L’annonce d’un danger. On le sait depuis longtemps. Epicuriens et stoïciens, par exemple, dès l’antiquité, en avaient théorisé le fonctionnement. L’animal cherche naturellement ce qui est bon pour lui et qui lui est signalé par du plaisir ; il fuit tout aussi spontanément ce qui est mauvais pour son organisme et qui lui est signalé par la douleur. En regard de la douleur, la souffrance se donne comme un phénomène plutôt psychologique, comme une « douleur morale » et, souvent, comme une certaine appréhension de la douleur physique. Faut-il éliminer la douleur ?
I. DOULEUR…
Chacun a ses douleurs. Il y a dans le pluriel une appropriation, une familiarisation avec la douleur. Il y a en outre, semble-t-il, une distinction. Une appropriation. « Sois sage ô! ma douleur…" Il s’agit de la mienne. D’une douleur avec laquelle il me faut vivre. Mes douleurs font partie de mon être. Elles ne sont pas des signaux mais des manières d’être. Dans la peinture et la sculpture du XV° siècle, en France, apparaît une figure nouvelle : L’Homme de douleur. Il ne faut pas le confondre avec l’Ecce Homo que Pilate présente au peuple ni avec le Christ de Pitié, déjà mort et à-demi enfoncé dans la tombe. L’Homme de douleur (illustration plus bas), c’est le Christ, arrivé au somment du calvaire, exténué, attendant assis sur une pierre qu’on apprête la croix. Voici un homme (un Dieu ?) dans la chair duquel la méchanceté du monde s’est proprement incarnée, inscrite, gravée. Voici l’incarnation du mal. Sans ces douleurs de la flagellation, des soufflets reçus, des épines enfoncées dans le crâne, du long chemin parcouru avec la croix sur le dos, les trois chutes et le fouet, sans ces douleurs-là, il n’y a pas de Christ. Ces douleurs le définissent autant que l’immaculée conception. Nul doute que le rhumatisant, le goutteux, le « pierreux » se passeraient bien de leurs douleurs, mais cela leur ôterait aussi plus qu’un sujet de conversation. Comme à un amputé, il leur faudrait faire le deuil de leur douleur perdue. A cet égard, la douleur cesse d’être un signal pour devenir un organe. Il y a donc une identification de l’homme à ses douleurs. Une appropriation, mais aussi une distinction. Economistes et surtout sociologues ont depuis le XIX° siècle largement montré comment une certaine manière de consommer, c’est-à-dire de dépenser définit un statut social, une image, apporte à des individus ou à des classes sociales ce que l’on nomme la distinction. Il y a un monde entre celui qui marchande une lithographie dans une galerie commerciale pour la payer moins cher et celui qui marchande une toile dans une vente aux enchères pour la payer plus cher. Prenons garde que cette distinction ne se marque pas qu’à la dépense. La douleur est aussi un objet de consommation. On compare les siennes à celles des autres. On les affiche. On s’en vante. Là aussi il y a surenchère. Freud a assez décrit comment l’hystérique en use et en abuse et comment le bénéfice secondaire espéré de la douleur interdit presque au traitement d’être efficace. A l’opposé du signal, la douleur ainsi envisagée se donne comme un appel. Une exigence de reconnaissance. « Voyez comme j’ai mal ! En supporteriez-vous autant ? Remarquez-moi ! ». Un appel à la reconnaissance ou une marque, un signe de reconnaissance : « Moi, ce sont mes rhumatismes et vous ? » « Moi, la goutte et je crois que c’est pire » « Vous croyez ? Pourtant je vous assure… ». Dialogue de salle d’attente. Mes douleurs me distinguent. Dès lors, il ne va pas de soi que la douleur soit quelque chose dont il faille se débarrasser ; et cela est symptomatique de ce que notre culture, judéo-chrétienne, lui accorde une valeur positive. « Tu enfanteras dans la douleur ». C’est l’expiation de la faute originelle. Pour avoir conçu dans le plaisir, tu enfanteras dans la douleur. La douleur rachète. C’est le prix à payer pour le salut. Le plaisir est maudit, la douleur rédemptrice. La nouvelle Mère de l’humanité, celle qui conçut sans plaisir, c’est-à-dire sans péché n’est pas moins condamnée que les autres. Le vieux Siméon lui prédit lors de la Présentation de Jésus au Temple, sept douleurs, autant qu’il a fallu de jours à Dieu pour faire le monde. Au Fils il reviendra d’aller jusqu’au plus extrême de la douleur pour le salut de l’humanité Faut-il supprimer la douleur ? Ce n’est donc pas simplement une affaire de technique (comment peut-on le faire ?) C’est d’abord un phénomène de culture qui nécessite un combat. Avant de s’en prendre à la douleur, il faut s’en prendre à la valeur de la douleur. Mais, au nom de quelle autre ? Car une valeur ne se discute, ne se conteste, ne s’évalue qu’au nom d’une autre valeur. La seule que notre culture connaisse en dehors de la chrétienne : la valeur d’un athéisme humaniste inspirée de l’épicurisme qui ramène la douleur au signal. Encore faut-il savoir ce qu’on doit combattre. Car, on l’a vu, il y a douleur (au singulier) et douleurs (au pluriel). « sois sage ô ma douleur… » ne signifie pas « disparais ! ». Le tutoiement indique le rapport de familiarité voire de complicité qu’on peut entretenir avec certaines douleurs. Il arrive qu’une douleur soit le seul signe encore manifeste de la vie. « J’ai mal donc je suis ». Ici la douleur prend un sens. En prend un et en donne un. Mais pas judéo-chrétien pour un sou. Pourquoi me faut-il me pincer pour savoir si ma vie n’est pas un songe ? Me pincer plutôt que me caresser ? On connaît la réponse : le rêve à quelques exceptions près obéit au principe de plaisir. Le principe de réalité nous apprend, à l’opposé, que la vie réelle est faite de frustrations et de douleurs. Ces douleurs-là sont le gage de la réalité de ce que je vis. Le plaisir est un signal ambigu, il répond trop à mon attente. En ce qu’elle s’oppose à la satisfaction de mon désir, la réalité se signale par la douleur. On retrouve bien ici le signal, mais inversé. La douleur me signalait tout à l’heure qu’il fallait fuir l’épine qui me piquait, la flamme qui me brûlait ; elle me signale à présent que je ne rêve pas, que je ne suis pas fou, que par bonheur cette épine existe bien et aussi cette flamme. Inversion de signe. Mes douleurs prises ensemble témoignent du même coup de la réalité de mon existence et de la santé de mon esprit. C’est dans leur somme que réside mon histoire, ensemble de cicatrices qui sont dans ma peau comme l’inscription de la réalité, de ce que j’ai vécu. N’est-ce pas cette blessure ancienne qui se rappelle à mon souvenir quand le temps vire à la dépression ? Ainsi, d’un côté, judéo-chrétien, la douleur : tu enfanteras dans la douleur. C’est le prix à payer pour avoir conçu dans le plaisir. De l’autre, humaniste, la douleur encore, mais comprise au pluriel, comme une accumulation, depuis la première blessure : tu naîtras dans la douleur. C’est le prix à payer pour vivre, pour exister, pour être. Tout simplement. Qu’on s’attaque à la valeur accordée à la première c’est ce qui, aux yeux de l’humaniste, paraît bien légitime. Mais à la seconde ? Le sage Silène à qui lui demandait : « qu’est-ce qui vaut le mieux pour moi ? », répondait : « il eût mieux valu pour toi de ne pas naître ». C’est que la douleur est aussi coextensive à la vie. Anesthésier le fœtus ne le priverait-il pas de sa naissance ? Que la douleur soit insupportable n’enlève rien au fait qu’il y a sans doute des douleurs nécessaires.
II …SOUFFRANCE…
Comment passer des douleurs à la souffrance ? De la douleur à la souffrance, c’est sans difficulté. Donnée physiologique d’un côté, psychologique de l’autre. Mais on a vu que les douleurs ne se réduisaient nullement à des données simplement physiologiques. On ne peut sans doute pas vivre sans ses douleurs, mais en va-t-il de même de la souffrance ? Schopenhauer prétendait qu’elle « est le fond de toute vie ». On ne saurait pourtant la confondre avec les douleurs. Un paquet en souffrance. Laissé-là. Abandonné. Exactement en attente. En attente d’un preneur qui ne vient pas. Absent. Mes douleurs, elles, sont bien présentes. Quand je souffre, certes, ma souffrance aussi est présente, mais elle signifie que quelque chose me manque. Mes douleurs me définissent, apportent quelque chose à mon être, à mon essence. Ce sont, comme on disait en logique au XVII° siècle, mes attributs. Ma souffrance, à l’inverse, dit une attente et une absence. De quoi souffre le malade ? De sa maladie ou de l’absence du remède ou du calmant qui ne vient pas ? J’ai mal en moi, mais c’est de l’autre, de l’absence de sa réponse à mon appel que je souffre. L’hystérique a mal. A l’estomac, à la tête. C’est son symptôme. Un compromis entre son désir et la loi. Mais aussi un appel. Ce qui le conduit chez le médecin, chez l’analyste, ce n’est pas tant son mal que la souffrance qui s’y attache de ce que l’autre refuse de prendre en charge, de prendre pour lui ce mal. Il souffre de ce que l’autre ne l’aime pas assez pour s’embarrasser de son mal. De ce que l’autre refuse d’être un Christ. Il y a un mal de mer, il y a aussi un mal de l’autre. La souffrance est ce dernier. Le Christ, l’Homme de douleur n’est pas seulement recru de douleurs, il souffre. Et sa souffrance est autrement insupportable. Il souffre de ce que nul ne l’aime. L’humanité tout entière l’abandonne, jusqu’à la divinité : « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? »
I. DOULEUR…
Chacun a ses douleurs. Il y a dans le pluriel une appropriation, une familiarisation avec la douleur. Il y a en outre, semble-t-il, une distinction. Une appropriation. « Sois sage ô! ma douleur…" Il s’agit de la mienne. D’une douleur avec laquelle il me faut vivre. Mes douleurs font partie de mon être. Elles ne sont pas des signaux mais des manières d’être. Dans la peinture et la sculpture du XV° siècle, en France, apparaît une figure nouvelle : L’Homme de douleur. Il ne faut pas le confondre avec l’Ecce Homo que Pilate présente au peuple ni avec le Christ de Pitié, déjà mort et à-demi enfoncé dans la tombe. L’Homme de douleur (illustration plus bas), c’est le Christ, arrivé au somment du calvaire, exténué, attendant assis sur une pierre qu’on apprête la croix. Voici un homme (un Dieu ?) dans la chair duquel la méchanceté du monde s’est proprement incarnée, inscrite, gravée. Voici l’incarnation du mal. Sans ces douleurs de la flagellation, des soufflets reçus, des épines enfoncées dans le crâne, du long chemin parcouru avec la croix sur le dos, les trois chutes et le fouet, sans ces douleurs-là, il n’y a pas de Christ. Ces douleurs le définissent autant que l’immaculée conception. Nul doute que le rhumatisant, le goutteux, le « pierreux » se passeraient bien de leurs douleurs, mais cela leur ôterait aussi plus qu’un sujet de conversation. Comme à un amputé, il leur faudrait faire le deuil de leur douleur perdue. A cet égard, la douleur cesse d’être un signal pour devenir un organe. Il y a donc une identification de l’homme à ses douleurs. Une appropriation, mais aussi une distinction. Economistes et surtout sociologues ont depuis le XIX° siècle largement montré comment une certaine manière de consommer, c’est-à-dire de dépenser définit un statut social, une image, apporte à des individus ou à des classes sociales ce que l’on nomme la distinction. Il y a un monde entre celui qui marchande une lithographie dans une galerie commerciale pour la payer moins cher et celui qui marchande une toile dans une vente aux enchères pour la payer plus cher. Prenons garde que cette distinction ne se marque pas qu’à la dépense. La douleur est aussi un objet de consommation. On compare les siennes à celles des autres. On les affiche. On s’en vante. Là aussi il y a surenchère. Freud a assez décrit comment l’hystérique en use et en abuse et comment le bénéfice secondaire espéré de la douleur interdit presque au traitement d’être efficace. A l’opposé du signal, la douleur ainsi envisagée se donne comme un appel. Une exigence de reconnaissance. « Voyez comme j’ai mal ! En supporteriez-vous autant ? Remarquez-moi ! ». Un appel à la reconnaissance ou une marque, un signe de reconnaissance : « Moi, ce sont mes rhumatismes et vous ? » « Moi, la goutte et je crois que c’est pire » « Vous croyez ? Pourtant je vous assure… ». Dialogue de salle d’attente. Mes douleurs me distinguent. Dès lors, il ne va pas de soi que la douleur soit quelque chose dont il faille se débarrasser ; et cela est symptomatique de ce que notre culture, judéo-chrétienne, lui accorde une valeur positive. « Tu enfanteras dans la douleur ». C’est l’expiation de la faute originelle. Pour avoir conçu dans le plaisir, tu enfanteras dans la douleur. La douleur rachète. C’est le prix à payer pour le salut. Le plaisir est maudit, la douleur rédemptrice. La nouvelle Mère de l’humanité, celle qui conçut sans plaisir, c’est-à-dire sans péché n’est pas moins condamnée que les autres. Le vieux Siméon lui prédit lors de la Présentation de Jésus au Temple, sept douleurs, autant qu’il a fallu de jours à Dieu pour faire le monde. Au Fils il reviendra d’aller jusqu’au plus extrême de la douleur pour le salut de l’humanité Faut-il supprimer la douleur ? Ce n’est donc pas simplement une affaire de technique (comment peut-on le faire ?) C’est d’abord un phénomène de culture qui nécessite un combat. Avant de s’en prendre à la douleur, il faut s’en prendre à la valeur de la douleur. Mais, au nom de quelle autre ? Car une valeur ne se discute, ne se conteste, ne s’évalue qu’au nom d’une autre valeur. La seule que notre culture connaisse en dehors de la chrétienne : la valeur d’un athéisme humaniste inspirée de l’épicurisme qui ramène la douleur au signal. Encore faut-il savoir ce qu’on doit combattre. Car, on l’a vu, il y a douleur (au singulier) et douleurs (au pluriel). « sois sage ô ma douleur… » ne signifie pas « disparais ! ». Le tutoiement indique le rapport de familiarité voire de complicité qu’on peut entretenir avec certaines douleurs. Il arrive qu’une douleur soit le seul signe encore manifeste de la vie. « J’ai mal donc je suis ». Ici la douleur prend un sens. En prend un et en donne un. Mais pas judéo-chrétien pour un sou. Pourquoi me faut-il me pincer pour savoir si ma vie n’est pas un songe ? Me pincer plutôt que me caresser ? On connaît la réponse : le rêve à quelques exceptions près obéit au principe de plaisir. Le principe de réalité nous apprend, à l’opposé, que la vie réelle est faite de frustrations et de douleurs. Ces douleurs-là sont le gage de la réalité de ce que je vis. Le plaisir est un signal ambigu, il répond trop à mon attente. En ce qu’elle s’oppose à la satisfaction de mon désir, la réalité se signale par la douleur. On retrouve bien ici le signal, mais inversé. La douleur me signalait tout à l’heure qu’il fallait fuir l’épine qui me piquait, la flamme qui me brûlait ; elle me signale à présent que je ne rêve pas, que je ne suis pas fou, que par bonheur cette épine existe bien et aussi cette flamme. Inversion de signe. Mes douleurs prises ensemble témoignent du même coup de la réalité de mon existence et de la santé de mon esprit. C’est dans leur somme que réside mon histoire, ensemble de cicatrices qui sont dans ma peau comme l’inscription de la réalité, de ce que j’ai vécu. N’est-ce pas cette blessure ancienne qui se rappelle à mon souvenir quand le temps vire à la dépression ? Ainsi, d’un côté, judéo-chrétien, la douleur : tu enfanteras dans la douleur. C’est le prix à payer pour avoir conçu dans le plaisir. De l’autre, humaniste, la douleur encore, mais comprise au pluriel, comme une accumulation, depuis la première blessure : tu naîtras dans la douleur. C’est le prix à payer pour vivre, pour exister, pour être. Tout simplement. Qu’on s’attaque à la valeur accordée à la première c’est ce qui, aux yeux de l’humaniste, paraît bien légitime. Mais à la seconde ? Le sage Silène à qui lui demandait : « qu’est-ce qui vaut le mieux pour moi ? », répondait : « il eût mieux valu pour toi de ne pas naître ». C’est que la douleur est aussi coextensive à la vie. Anesthésier le fœtus ne le priverait-il pas de sa naissance ? Que la douleur soit insupportable n’enlève rien au fait qu’il y a sans doute des douleurs nécessaires.
II …SOUFFRANCE…
Comment passer des douleurs à la souffrance ? De la douleur à la souffrance, c’est sans difficulté. Donnée physiologique d’un côté, psychologique de l’autre. Mais on a vu que les douleurs ne se réduisaient nullement à des données simplement physiologiques. On ne peut sans doute pas vivre sans ses douleurs, mais en va-t-il de même de la souffrance ? Schopenhauer prétendait qu’elle « est le fond de toute vie ». On ne saurait pourtant la confondre avec les douleurs. Un paquet en souffrance. Laissé-là. Abandonné. Exactement en attente. En attente d’un preneur qui ne vient pas. Absent. Mes douleurs, elles, sont bien présentes. Quand je souffre, certes, ma souffrance aussi est présente, mais elle signifie que quelque chose me manque. Mes douleurs me définissent, apportent quelque chose à mon être, à mon essence. Ce sont, comme on disait en logique au XVII° siècle, mes attributs. Ma souffrance, à l’inverse, dit une attente et une absence. De quoi souffre le malade ? De sa maladie ou de l’absence du remède ou du calmant qui ne vient pas ? J’ai mal en moi, mais c’est de l’autre, de l’absence de sa réponse à mon appel que je souffre. L’hystérique a mal. A l’estomac, à la tête. C’est son symptôme. Un compromis entre son désir et la loi. Mais aussi un appel. Ce qui le conduit chez le médecin, chez l’analyste, ce n’est pas tant son mal que la souffrance qui s’y attache de ce que l’autre refuse de prendre en charge, de prendre pour lui ce mal. Il souffre de ce que l’autre ne l’aime pas assez pour s’embarrasser de son mal. De ce que l’autre refuse d’être un Christ. Il y a un mal de mer, il y a aussi un mal de l’autre. La souffrance est ce dernier. Le Christ, l’Homme de douleur n’est pas seulement recru de douleurs, il souffre. Et sa souffrance est autrement insupportable. Il souffre de ce que nul ne l’aime. L’humanité tout entière l’abandonne, jusqu’à la divinité : « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? »
C’est au xv° siècle que cette figure est inventée par les artistes Français. Jusque là, le rédempteur marque, par la crucifixion, la victoire sur la mort. Son corps est glorieux jusque sur l’instrument du supplice. A partir du XV°, c’est sa souffrance qui est mise en scène, dans les mystères, sur le parvis des cathédrales, et, dans la sculpture et dans la peinture, moins la souffrance du Christ que les douleurs qu’il a dû supporter. Si la souffrance, en effet, réside dans un rapport à l’autre, il est difficile de la montrer dans un seul personnage. La Piéta montrera la souffrance de la Vierge en face du corps de son fils. Elle savait, depuis l’Annonciation quel devait être son destin. Mais elle attendait aussi que la divinité y fasse opposition. Le modèle d’Isaac devait en principe fonctionner. A la dernière minute, le Christ aurait dû être sauvé. La souffrance de la Vierge exprime cette déception. Ainsi, on ne peut guère montrer la souffrance du Christ mais plutôt sa douleur, plus exactement ses douleurs. (Ci-dessous,L'Homme de Douleur 1510-1515)
Ci-dessous, Pieta de Bayel (Aube) par le Maître de Chaource1515-1525
Cherchons un modèle « humaniste » pour apprécier, ici encore, les différences de point de vue par rapport au modèle judéo-chrétien. Le héros par excellence de la souffrance dans la tragédie grecque, c’est Philoctète. De quoi souffre-t-il ? D’une morsure de serpent ? Non. Cela, c’est son mal, sa douleur. D’une morsure de serpent qui lui fait une plaie dont la puanteur est insupportable à ses compagnons qui l’abandonnent, dans leur route vers Troie, sur l’île de Lemnos.
Le Chœur : J’ai pitié de lui quand je vois comment sans que personne ait souci de son sort, sans qu’aucun regard familier le suive, misérable, toujours seul, il souffre là d’un mal atroce… » Dès que Néoptolème, envoyé par le rusé Ulysse, aborde, Philoctète l’accueille en ces termes : « Ayez pitié, plutôt, d’un malheureux, seul, sans ami ». Plus loin : « J’ai appris, moi, de bonne heure, à me résigner à mes maux ». A ses douleurs il se résigne. Il les fait siennes. Mais la souffrance ? Il faut éteindre celui qui souffre. L’euthanasie s’adresse à la souffrance, non pas à la douleur, à celui qui ne peut plus être aimé, pas à celui qui a mal. A celui qui ne peut attendre qu’en vain un remède à sa maladie. La souffrance vient donc de l’impuissance de l’autre à répondre.
Le Chœur : Nul qui pût quand un sang brûlant venait à suinter de ses pieds grouillants de vermine, nul qui pût au moyen de plantes apaisantes (le remède), calmer ses crises (ses douleurs), en arrachant des simples à la terre féconde. Cette impuissance de l’autre équivaut à son absence :
Le Chœur : Comme un enfant abandonné de sa nourrice.
Le Chœur : Ah ! La pitoyable existence que celle d’un homme qui, depuis dix ans, n’a pas eu la joie de se voir verser du vin. Alors, l’ultime appel : l’euthanasie :
Philoctète : Tendez-moi, si vous en avez, une épée, une hache, une arme quelconque..
Le Chœur : Afin que tu te livres à quelque violence ?
Philoctète : Afin que ma main d’un seul coup me tranche tête et vertèbres. Mon cœur veut la mort. La mort tout de suite. Ainsi, je souffre de n’être pas ou d’être mal aimé. Cette impuissance de l’autre à répondre à ma demande ne vient pourtant pas nécessairement de lui. Elle est liée à ma demande même. Le remède que j’attends de lui, au fond, n’existe pas. N’existe jamais. L’autre ne saurait répondre à ma demande qu’avec la sienne. Au mieux (en cela consiste l’assistance psychologique qu’on peut m’apporter) il m’écoute. Mais comment pourrait-il m’entendre ? Il ne saurait comprendre de ma demande que ce qu’elle a en commun avec la sienne, pas ce qu’elle a de spécifique, d’absolument particulier. Pourtant, si la souffrance est le fond de toute vie, si nul n’échappe à la souffrance, l’euthanasie, la demande d’euthanasie, demeure exceptionnelle. Il faut donc admettre qu’il y a un « traitement » de la souffrance. En quoi consiste-t-il ?
Ci-dessous, Laocoon. Il s’agit d’une sculpture du II° siècle avant JC. Originaire du royaume hellénique d’Asie Mineure Pergame et qui deviendra l’oeuvre culte de artistes néo-classiques du XVIII°siècle. Selon Winckelmann, le théoricien du néo-classicisme, «Laocoon était déjà pour les artistes de la Rome antique, exactement ce qu’il est pour nous: le canon de Polyclète, une règle parfaite de l’art « . Pourquoi? Parce qu »en lui se manifestent la «noble simplicité» et la «grandeur sereine» qui caractérisent les plus hauts idéaux de l’art. Qu’est-ce à dire? Dans la tourmente des passions déchaînées par la douleur, Philoctète, héros de théâtre, sombre. Ecrasé de souffrance. Laocoon, dans la tempête de douleurs que le serpent, là encore, lui inflige, qu’on peut lire sur tous les muscles et tendons de son corps, reste grand, égal, serein. Considérons en effet le seul visage. Pas de violence. Pas de cri. L’ouverture de la bouche l’interdit. Peut-être un gémissement contenu. Et cela pour deux raisons. La première esthétique: bien remarquée par Lessing: le cri est disgracieux, il tire les lignes. Essentiel au théâtre, il doit être écarté des arts plastiques. La seconde morale, accentuée par Winckelmann: dans la douleur, le héros reste maître de lui-même. Comme le héros de Sophocle, il subit sa douleur, mais lui ne souffre pas.
III. …SPIRITUALITE
Le Christ. Philoctète. Ces héros de civilisations différentes ont ceci en commun qu’ils souffrent. Mais il y a pour le premier un « traitement » de sa souffrance. Pas pour le second. Le Christ fait quelque chose de sa souffrance. Ce faire consiste en une spiritualisation. A cet égard encore, il faut distinguer entre une forme judéo-chrétienne et une forme « humaniste » de spiritualisation. « Offrez à Dieu votre souffrance », conseille le prêtre à ses fidèles. La souffrance aurait donc, elle aussi, aux yeux de Dieu une valeur ? Abel offre un agneau. Caïn une gerbe de blé. Abel jouit de la faveur divine. Caïn souffre de l’indifférence du Seigneur qui laisse en plan ses sacrifices. Dieu n’aime pas Caïn. Il ne répond pas à sa demande d’amour. Alors, Caïn tue Abel et déchaîne la colère du Seigneur. Il était appelé, pourtant, à un rang plus élevé que celui de son frère dans l’estime de son maître. Le refus des épis n’était rien qu’une épreuve. « Offre-moi plus qu’un agneau. Offre-moi ta souffrance ». Caïn se montre sourd à l’appel de Dieu. Dieu aussi doit souffrir. En la personne d’Isaac, son fils bien aimé, c’est la souffrance d’avoir à le sacrifier qu’Abraham offre à Dieu dont le cœur se réjouit. Mais pourquoi accorder à la souffrance une pareille valeur ? On s’approprie la douleur comme un attribut, on ne s’approprie pas la souffrance. On la souffre. Certes, mais souffrir nous transforme, nous métamorphose. Le voici le pouvoir positif de la souffrance.
Le Christ. Philoctète. Ces héros de civilisations différentes ont ceci en commun qu’ils souffrent. Mais il y a pour le premier un « traitement » de sa souffrance. Pas pour le second. Le Christ fait quelque chose de sa souffrance. Ce faire consiste en une spiritualisation. A cet égard encore, il faut distinguer entre une forme judéo-chrétienne et une forme « humaniste » de spiritualisation. « Offrez à Dieu votre souffrance », conseille le prêtre à ses fidèles. La souffrance aurait donc, elle aussi, aux yeux de Dieu une valeur ? Abel offre un agneau. Caïn une gerbe de blé. Abel jouit de la faveur divine. Caïn souffre de l’indifférence du Seigneur qui laisse en plan ses sacrifices. Dieu n’aime pas Caïn. Il ne répond pas à sa demande d’amour. Alors, Caïn tue Abel et déchaîne la colère du Seigneur. Il était appelé, pourtant, à un rang plus élevé que celui de son frère dans l’estime de son maître. Le refus des épis n’était rien qu’une épreuve. « Offre-moi plus qu’un agneau. Offre-moi ta souffrance ». Caïn se montre sourd à l’appel de Dieu. Dieu aussi doit souffrir. En la personne d’Isaac, son fils bien aimé, c’est la souffrance d’avoir à le sacrifier qu’Abraham offre à Dieu dont le cœur se réjouit. Mais pourquoi accorder à la souffrance une pareille valeur ? On s’approprie la douleur comme un attribut, on ne s’approprie pas la souffrance. On la souffre. Certes, mais souffrir nous transforme, nous métamorphose. Le voici le pouvoir positif de la souffrance.
Saint Jean de la Croix (un modèle en mysticisme) décrit dans La Nuit obscure le cheminement qui mène de l’homme à Dieu. D’abord imposer le silence à ses sens. Se rendre aveugle au monde. Ensuite, faire la nuit dans son esprit : refuser de comprendre, de penser. C’est alors qu’a lieu l’entrée dans la souffrance la plus extrême : celle de se croire abandonné de son créateur. « Si Dieu ne m’aimait pas ? ». Mais cette souffrance est un passage obligé. A l’offrir à Dieu, elle le sauve. En lui enfin la flamme divine, étouffée jusque là, se ranime et illumine la vie du saint. Le voici entré en béatitude. C’est donc par la souffrance que s’accomplit cette métamorphose qui fait advenir dans l’homme l’esprit de Dieu et lui fait retrouver la ressemblance perdue lors de la faute originelle. Pour le judéo-christianisme, la souffrance est un mal nécessaire, donc un bien. C’est par elle que l’homme accède à la véritable spiritualité. Celle-ci est donc ici moins un remède qu’une fin qui justifie la souffrance comme moyen.
Du côté « humaniste », l’attitude est bien différente. Soit, à titre d’exemple, le stoïcisme. Il y a des choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous mais du Destin, comme être riche ou bien portant. La douleur est l’œuvre du Destin. Ce qui dépend de moi, c’est ou de le refuser ou de m’y résigner ou de l’accepter. Le refuser engendre la souffrance, car ce que j’attends du Destin, le Destin s’en moque. S’y résigner est une attitude passive qui atténue la souffrance sans la supprimer, car je constate l’écart entre ce que j’attendais et ce que le Destin a voulu. L’accepter, en revanche, ce qui est l’idéal stoïcien, évacue la souffrance. Je n’attends rien . Je veux tout ce qui m’arrive. Certes je ne contrôle pas la douleur mais mon rapport à la douleur. Je m’en suis rendu maître. « Je » ? C’est-à-dire l’esprit. Par la spiritualité j’évacue la souffrance et me rends maître de la douleur. Dans le monde chrétien, la souffrance me transforme. Pour l’humanisme stoïcien elle est un signe de maladie. Elle me déforme. La souffrance est une passion. Elle signifie que je subis une atteinte extérieure et que, contre toute raison, je me sens personnellement affecté. Philoctète est fou. Il n’est pas maître de lui. Pour un grec, la souffrance n’a rien de positif.
Girodet. 1808. Atata au Tombeau. L ‘attitude n’est pas différente pour le personnage de René. Aucune violence, aucune souffrance. Une douleur (dite par les deux croix) maîtrisée.Le héros humaniste est aux antipodes du héros chrétien.
Dans le monde chrétien, on ne traite pas la souffrance, la souffrance est un traitement. Elle est à l’origine de toute spiritualité. Pour le monde grec elle est un signe, un symptôme de défaillance de l’esprit. Dans le monde chrétien, la douleur est la marque de la colère divine. Comme telle elle est respectable, positive. Dans le monde grec, elle est dépourvue de sens mais est l’occasion pour l’homme d’affirmer sa maîtrise. Dans le monde chrétien, l’esprit de l’homme n’a de valeur que subordonné à celui de Dieu auquel il ne retourne que via la souffrance, dans le monde grec, il est la marque d’une humanité qu’aucune divinité ne peut assujettir sans qu’elle y consente. Il y a, dirait Nietzsche, une spiritualité de l’esclave et une spiritualité du maître. De l’homme libre.
Conférence, 22 01 2001, Article pour Le Courrier de l'Algologie n°1 janvier, février,mars 2003 http://www.edimark.fr/publications/articles/douleurs-souffrance-et-spiritualite/6732
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