mardi 3 février 2009

HORS D’ŒUVRE : ORDRE ET DESORDRES DE LA NOURRITURE 2004-2005

Exposition capcMusée d’art contemporain de Bordeaux
Du 9 octobre 2004 au 13 février 20
Jacques ROUVEYROL


I. Regarder ou agir.

La fréquentation ordinaire des musées d’art a pour règle qu’on ne jamais toucher aux œuvres exposées. Elles sont là dans le seul but d’être regardées.
Dès son origine, qu’on peut faire remonter à Marcel Duchamp et l’invention du ready-made, l’art contemporain modifie les règles du jeu. Le ready-made est un objet usuel promu au rang d’œuvre d’art. Dans le lieu de son exposition, il peut être remplacé à volonté. Il n’a plus rien d’original puisqu’il est produit en série pour l’usage quotidien (urinoir, pelle à neige, sèche-bouteilles). C’est dans l’acte de le sélectionner, dans l’acte de le déclarer œuvre d’art que réside désormais l’originalité. On ne peut plus après Duchamp décréter tel ou tel urinoir une œuvre d’art. Alors que l’urinoir de la première exposition et celui par lequel on peut le remplacer si le premier donne des signes de vieillissement, ont une valeur équivalente.

Ce transfert de l’originalité de l’œuvre à l’acte de sa production est une des dimensions fondamentales de l’art contemporain.
Il a pour conséquence l’exigence d’une modification du comportement de celui qui visite un musée ou une exposition. Les bonbons de Placebo II-Landscape- For Roni (1993) de Felix Gonzalez Torres sont aussi là pour être mangés. Sous la tente de Mussels-Pavillion in Antwerpen (1997) de Rirkrit Tiravanija, on mange des moules préparées dans la cuisine attenante. On se fait prendre son sang au Bloodsushibank (2000) d’Alicia Framis avant de déguster des soushis.

Certes, il y a encore deux sortes d’œuvres. Celles qui se regardent et celles qui se consomment. Mais, on remarquera que les premières sont souvent des mises en scène de la consommation, comme, par exemple, VB52 (2003) de Vanessa Beecroft (plus bas). Ou Darboral (2000) de Massimo Guerrera ou In Love (2001) de Patty Chang, ou encore Cloaca Turbo (2003) de Wim Devoye (plus bas). Si les secondes se consomment, c’est parce qu’elles exposent exclusivement de la nourriture.
Dans une exposition dont le thème est la nourriture, rien n’est à simplement regarder. Tout est ou consommation ou à consommer.



Ci-dessus, Felix Gonzalez-Torres Placebo II-Landscape- For Roni (1993)II. Manger.

II. Place de la nourriture.

La nourriture n’est pas un thème comme un autre dans l’univers de l’art. Ce n’est pas non plus un thème comme un autre dans notre vie de tous les jours. C’est sans doute un thème primordial. Davantage encore que le sexe tant il est vrai qu’on mange plus souvent qu’on ne baise.

C’est pourquoi la nourriture est au centre de la définition même de ce qu’on appelle l’être humain. C’est à la façon de se nourrir qu’on distingue l’homme de l’animal. Entre la nourriture et la gueule de ce dernier, nul intermédiaire. Entre la bouche et l’aliment, pour l’homme, mille intermédiaires qu’on nomme (Levy Strauss) Les Manières de Table : la cuisine qui métamorphose l’aliment de base, la vaisselle qui sert à sa présentation, les manières de l’absorber (de la fourchette à la baguette en passant même par la main, les musulmanes savent que l’une des deux, qui sert à la toilette intime, est interdite à table). Les manières de Table définissent donc la culture par opposition à la nature, l’homme par opposition à l’animal.

Dans l’art (comme dans la religion où elle revêt l’aspect d’objet sacrificiel) la nourriture a toujours occupé une place importante. Au XVII°, en Hollande, elle est au premier plan dans les Vanités. Au XVII°, encore et au XVIII° dans les natures mortes représentant aussi bien des trophées de chasse que les étals des marchés aux fruits, aux légumes, à la viande. Au XX° siècle, dans le Pop Art américain, les boites de soupe Campbel, les bouteilles de Coca d’Andy Warhol, les spagetti de Rosenquist, etc.

L’originalité de l’art contemporain, c’est d’introduire (Picasso avec ses verres d’absinthe fut un des premiers à le faire) la nourriture comme un matériau de l’expression artistique au même titre que la peinture pour le peintre, le marbre ou le fer pour le sculpteur. Vanitas. Flesh dress for an AlbinoAnorectic (1987) de Jana Sterbak est une robe de chair, comme Bread Bed (1996) est un matelas de pain.


III. Qu’est-ce que manger peut faire ?

L’objet d’une exposition comme Hors d’œuvre, c’est de faire le tour de tous les aspects de la nourriture.
Si l’œuvre d’art a une fonction spécifique, c’est bien celle de nous montrer, mieux de nous révéler des choses (des sentiments, des émotions, des points de vue) qui sont déjà les nôtres mais que nos habitudes (ici alimentaires) empêchent la plupart du temps de devenir pleinement conscientes.

1. Manger tue.

Soient les caddies de Lain Baxter (Carts of GMOs 2002, ci-dessous). Rien ne nous est plus familier que ce mode de transport et que les boites de conserve qu’ils contiennent. Pourtant 1) d’avoir ainsi ôté les étiquettes et 2) d’avoir accumulé les chariots, l’impression change du tout au tout. Ce qui était pour nous, aux abords de la caisse du super-marché, un plein de nourriture choisie par goût pour des repas à venir, la promesse rassurante de ne pas mourir de faim, devient quelque chose de particulièrement inquiétant. De quoi toutes ces boites sont-elles pleines ? Est-ce vraiment à leur contenu que je compte confier mon alimentation ? Ma vie ? Oui, ma vie, car la procession de ces caddies a quelque chose d’un convoi mortuaire. Et le tout m’interroge sur ce que sont devenues mes habitudes alimentaires : le contact perdu avec la source même de mon alimentation : la nature. Imagine-t-on que nos ancêtres aient pu voir dans cet amoncellement de métal de la nourriture ? Voilà ce à quoi tu es réduit pour te nourrir, dit cette œuvre. Et elle dit vrai.


Y a ici, un premier aspect de la nourriture : son aspect mortifère. C’est par les aliments que le poison d’ordinaire s’administre. L’aliment lui-même peut devenir un poison. « Fumer tue », est-il écrit sur les paquets de cigarettes. Mais la date de péremption, d’une conserve dit la nocivité potentielle de n’importe quel aliment. Manger tue aussi.

2. Manger lie.

Voici maintenant, d’Alicia Framis, Bloodsushibank (2000), ci-dessous. Le visiteur est invité à se présenter du côté laboratoire, pour y donner son sang. En retour, il reçoit, côté restaurant, de la nourriture. Des sushis. On pourrait inverser. Le sang qu’il donne a été alimenté par les sushis qu’il a reçus. Il y a là plusieurs choses : 1) une circulation comme celle du sang dans l’organisme : il reçoit lui-même sa nourriture et il nourrit à son tour les organes. Le « stand » d’Alicia Framis devient alors une métaphore du corps dans son fonctionnement nutritif. 2) un échange : il faut donner pour recevoir et recevoir vous met en demeure de donner à votre tour (la dette). Or, qu’est-ce qui mieux que la nourriture met en scène cette triple obligation qui selon Marcel Mauss fonde la relation sociale (donner, recevoir, rendre) que les habitudes alimentaires. Tout ce qui est important dans une société se règle autour d’une table et au cours d’un repas.



Et ici, un second aspect de la nourriture : son aspect socialisant. On donne un repas, on rend un dîner, on reçoit à sa table… Et cela circule entre les hommes comme dans l’organisme, on l’a vu. D’où ceci que la société est un organisme dont le sang est la nourriture (l’échange des aliments).

3. Manger ressuscite.

a- Voici cette fois une table… qui se prolonge dans une autre, filmée. C’est VB52 (2003) de Vanessa Beecroft, ci-dessous. La table est devant. C’est toujours le cas dans les représentations de la Cène, le dernier repas du Christ auquel, du coup, l’œuvre renvoie. Le repas dure cinq heures et est organisé à partir des couleurs des mets servis : blanc puis vert puis rouge puis orange, etc. A ce festin, seulement des femmes, classées par âge.
Le déroulement du repas prend la forme d’un rituel. Comme le repas emblématique : la Cène où Jésus désigne son corps comme objet de consommation sous la forme du pain et du vin. Or, le propre d’un rituel c’est précisément ce changement de forme qu’il fait subir à la réalité. La communion des fidèles n’est pas un acte de cannibalisme. Qu’est-ce donc qui est ici transformé ?




Observez le rangement des femmes : des plus âgées aux plus jeunes. Comme si, à mesure que la nourriture est consommée, on rajeunissait. On recommençait une nouvelle vie. N’est-ce pas là précisément le sens de la Cène ? Le corps du Christ transubstancié est nourriture de vie et de résurrection. Et c’est là un troisième aspect de la nourriture : son aspect revitalisant. Il est vital de se nourrir, on le sait, mais ici c’est au sens où manger ensemble, c’est communier (on mange le même pain, on boit le même vin). Vivre donc, non comme le chien qui se sustente à sa gamelle ou la vache à sa mangeoire. Mais vivre d’un plus de vie que la vie biologique. Ce que seule la communion avec les autres peut apporter. Communion plus générale et plus fréquente assurément que la communion sexuelle qui n’est qu’une modification de la communion nutritionnelle.
Michel Journiac dans une performance intitulée Messe pour un Corps (1969 et 1975) donnait à manger au public présent, sous la forme du rite de la communion, des fragments de boudin faits de son propre sang.

b- Le cannibalisme n’est donc pas loin. Mais qu’appelons-nous cannibalisme ? Le fait de manger son prochain ou celui de le manger sans façon ? La question est de savoir, justement, si le cannibalisme (au sens numéro deux) est seulement possible. Soit Placebo II-Landscape – For Roni (1993) de Felix Gonzalez Torres a les apparences d’un tapis de bonbons. Pourtant, c’est un portrait. Celui de Roni. Un portrait, certes, dont la ressemblance n’est pas aux traits de la personne, mais à son poids. Dont la ressemblance se passe de l’image.
Or, ces bonbons sont faits et sont là… pour être mangés. Voici un corps bien savoureux à déguster. Cannibalisme symbolique ? Sans doute. Mais le cannibalisme n’est-il pas toujours symbolique ? Si je dévore le muscle de mon ennemi n’est-ce pas pour m’en approprier la force ? Sa cervelle, l’intelligence ? Son sexe, sa puissance ? A moins, comme chez les Tupinamba ou les Guarani qu’on offre son estomac en sépulture au défunt.
Même chose pour les petits bustes de femme de Sonja Alhaüser (Chocolate Machine n°2 2000) faits pour être dévorés.
De même encore pour Lygia Clark avec Cannibalismo et Baba antropofagica (1973). Le groupe qui ingère le contenu de la poche « stomacale » (des fruits) ou qui enserre le corps dans un tissage fait de fil préalablement mâché et enduit de salive, communie dans cette ingestion/digestion symbolique du corps d’un de ses membres.

4. Manger et Chier.

Voici maintenant Cloaca Turbo (2003) de Wim Devoye, ci-dessous, machine à digérer de troisième génération. Huit ans de mise au point pour cette machine qui peut manger de tout à l’exception de plats très épicés et d’alcool. Il faut la considérer naïvement. Cet assemblage compliqué qui a demandé tant de temps, tant de soin,tant d’argent, tant de matière grise pour sa mise au point (elle digère exactement comme un organisme), qui demande qu’on la nourrisse régulièrement y compris les jours de fermeture du musée ; cet assemblage si complexe est fait pour produire… de la merde.



Cloaca nous renvoie donc d’abord comme la Nature Morte de Sam Taylor-Wood (2001) aux Vanités du XVII° siècle hollandais. Nous voici placés en face de nous-mêmes. Cloaca est notre image. Que faisons-nous sur terre ? Ce corps auquel nous accordons tant d’attention (médecine, régimes, maquillages, habillages, chirurgie esthétique, salles de gymnastique, gastronomie, etc.) n’est en somme qu’une machine à produire… de la merde. La Grande Bouffe de Marco Ferreri ne disait pas autre chose.
C’est aussi une vision de tout notre système économique. Les étrons de Cloaca sont échangeables contre des Obligations de la Cloaca SA que l’on peut acquérir contre 3000 euros. Le corps, machine à chier est aussi une machine à faire de l’argent (la psychanalyse n’a d’ailleurs pas manqué de faire le rapprochement argent/excréments). Il est vrai que la première chose que nous produisions, enfants, la première chose que nous fassions avec notre corps et qui se sépare de notre corps pour devenir un objet extérieur, c’est la crotte (que l’enfant tout fier vient offrir à sa mère). Et bien, quel est le résultat pour la planète de nos sociétés de production industrielle et de consommation à grande échelle ? Une production de déchets sans précédent (Bunuel dans Le Charme discret de la Bourgeoisie calculait la quantité de merde produite chaque jour par le monde civilisé !) : des ordures ménagères aux ordures radioactives.
Ici se trouve mis en évidence un quatrième aspect de la nourriture: son aspect dévastateur.

Jacques Rouveyrol


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