jeudi 16 décembre 2021

APPARITION. LA PANTHERE DES NEIGES


 Dans son récit, La Panthère des Neiges, Sylvain Tesson met en évidence une évidence dont nous n’avions pas forcément conscience : notre rencontre avec la bête est de l’ordre de l’apparition.

Avec la bête, pas avec l’animal. Le chien, le chat, le cheval, la vache, le mouton sont des animaux domestiques et n’ont plus rien à voir avec la bête sauvage qui, il y a bien longtemps, a été leur ancêtre. De même pour l’homme, lui aussi domestique, dans lequel ne se reconnaît pas le chasseur de mammouth de la préhistoire.

Mais c’est le mot « apparition » qui est ici le plus important. Qu’est-ce qu’une apparition ? C’est la vision de quelque chose qui n’a pas sa place dans le monde. La Vierge qui apparaît à Bernadette n’a rien à faire dans la grotte de Massabielle. Le monde qui est le nôtre est un ensemble de signes plus qu’un ensemble de choses. Bergson suggère que nous ne découpons le magma informe de la matière pour y voir des objets qu’en fonction de nos besoins et de nos désirs. Tout ce que nous voyons signifie, nous fait signe.

S’il y a de l’apparition, c’est qu’à certains moments (privilégiés) quelque chose d’un autre monde vient à trouver place dans le nôtre. En résulte, pour le témoin de l’apparition, un état de sidération : plus rien d’autre que ce qui apparaît n’est à ce moment visible. C’est ainsi qu’on décrit ordinairement le coup de foudre : une rencontre non pas improbable, mais impossible ; moment du croisement de deux univers. J’ouvre la fenêtre de ma chambre au matin et là, en face de moi, un chevreuil, aussi étonné de me voir que moi de le trouver en mon jardin. Fascination de quelques instants, car la bête (comprend-t-elle qu’elle s’est trompé de monde ?) aussitôt disparaît.

Le monde des bêtes (la nature sauvage) est sans rapport aucun avec le nôtre (la nature cultivée, civilisée). Nous, nous sommes en devenir ; nous avons un passé, une histoire, un avenir, des projets ; nous ne sommes jamais complètement là où nous sommes, jamais complètement ce que nous sommes. La bête est immédiate. Elle est ce qu’elle est à l’instant présent et sa vie n’est qu’une succession d’instants présents. L’instinct qui la guide ne résulte pas d’un apprentissage ; le savoir de la bête est toujours déjà-là. Du moins est-ce ainsi qu’elle nous apparaît, puisque, de son monde, nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir. Il est totalement étranger au nôtre.

 

Il y a d’autres mondes, aussi, qui nous sont absolument étrangers et qui donnent lieu à des apparitions. C’est, à supposer qu’il existe, le monde surnaturel.  Le buisson ardent qui s’adresse à Moïse, Dieu qui apparaît à Abraham aux chênes de Mamré, la Vierge à Bernadette Soubirous à Lourdes. Là, la même fascination. Moise, Abraham n’entendent plus rien des bruits du monde, ni le vent du désert ni l’agitation des moutons qui paissent ; la même fascination fige Bernadette dans la grotte ; comme si le monde qui vient d’y apparaître chassait l’autre pour raison d’incompatibilité.

C’est aussi l’univers psychique (disons dans un premier temps)  refoulé. Qu’est-ce qu’une hallucination ? Une apparition. De quoi ? De quelque chose qui est en moi et dont je ne voulais rien savoir. Le moyen que ce quelque chose trouve de parvenir à ma conscience, c’est de se faire passer pour quelque chose du monde. Mais voilà, ce quelque chose ne peut s’y trouver, puisque ce quelque chose est en moi. Dans l’hallucination, je m’apparais à moi-même comme un objet du monde incompatible avec le monde. Lovecraft parle de la Chose. Ce qui est, par définition, innommable. Lacan parle d’un retour par le Réel de ce qui a été, non pas refoulé (car le refoulé trouve d’autres voies pour se signaler à la conscience : l’acte manqué, le rêve, le symptôme névrotique) mais forclos (c’est-à-dire interdit de séjour dans l’univers symbolique qui est ce qui assure plus ou moins notre capacité à comprendre les choses).

 

C’est enfin, le monde de l’art. Quand la lumière s’éteint, quand l’écran qui, comme son nom l’indique est d’abord là pour cacher le monde à mes yeux, s’illumine de l’image projetée, c’est le début d’une fascination qui me fait oublier l’inconfort, quelquefois, d’un fauteuil, le vacarme d’une mâchoire à broyer du popcorn, le parfum prononcé et par trop entêtant d’une voisine de circonstance. Sur l’écran, c’est un autre monde qui apparaît. Du tableau, Alberti disait qu’il était une fenêtre ouverte sur le monde. Précisons : sur un autre monde. Si je regarde un tableau, je ne vois plus le cadre qui trace la frontière avec le mur, la pièce, le bâtiment, la ville ... Comme avec la bête, comme avec la Vierge, comme avec mon double à jamais inconnu, je me retrouve face à face avec la chose qui n’est pas seulement la plus éloignée de moi mais qui est à moi comme l’antimatière est à la matière. Quatre notes de piano qu’exhale une fenêtre ouverte sur la rue et tout le bruit de la circulation, brusquement, disparaît. Les artistes de Support-Surface ont beau déconstruire le tableau et présenter au regard qui la toile qui le châssis, une œuvre de Viallat ou de Dezeuze aussi bien de la Fontaine de Duchamp, échappe au monde ordinaire, le fait taire, l’abolit un moment.

C’est peut être, de tous les courants artistiques, le romantisme qui exprime le mieux ce dont il s’agit. Lui qui va jusqu’à identifier le génie et la folie. La folie est une vision d’un monde qui n’est pas celui de l’être raisonnable (on ne raisonne pas un fou). Le génie est la capacité à créer de toutes pièces un univers qui échappe aux lois qui structurent notre vision du monde. Le sublime, qui est au romantisme ce que la beauté était à la Grèce antique et à la Renaissance italienne, ce que la grâce était au maniérisme, le sublime, c’est le sentiment à la fois d’être écrasé et de participer à une force (l’océan déchaîné, le volcan en irruption, le formidable chaos de la montagne) qui dépasse tout. Le volcan qui crache sa lave obéit sans doute aux lois de la physique, puisqu’on peut prévoir une irruption ; mais la fascination que suscite cette explosion de matière incandescente (voici un feu qui n’est pas d’artifice) nous dit que dans ce "spectacle", une Nature qui ignore tout de nous, trouve à se manifester. Apparaît

Il n’est donc pas étonnant que Delacroix, particulièrement, soit le peintre de la bête. Ici, c’est un Cheval sauvage terrassé par un Tigre. Il est précisé que le cheval est « sauvage », pas domestique. De même le Cheval effrayé par la Foudre. Les Chevaux arables se battant dans une Écurie ont cessé d’être domestiques, n’obéissent plus à leur maître, obéissent seulement à leur nature. Passons sur la peinture des fauves. Ce qui fascine Delacroix est la même chose que ce qui fascine Tesson et Mounier, son mentor de circonstance : c’est l’altérité absolue de la bête. Le romantisme crée Le Moine, génie du Mal et rencontre dans les bêtes le sublime qu’il recherche, une nature qui, parce qu’elle nous est à jamais incompréhensible, nous défie, peut-être aussi nous terrifie, en tout cas nous fascine.

 16/12/2021