Dans son récit, La Panthère des Neiges, Sylvain Tesson met en évidence une évidence dont nous n’avions pas forcément conscience : notre rencontre avec la bête est de l’ordre de l’apparition.
Avec la bête, pas avec l’animal.
Le chien, le chat, le cheval, la vache, le mouton sont des animaux domestiques
et n’ont plus rien à voir avec la bête sauvage qui, il y a bien longtemps, a
été leur ancêtre. De même pour l’homme, lui aussi domestique, dans lequel ne se reconnaît pas le chasseur de mammouth
de la préhistoire.
Mais c’est le mot
« apparition » qui est ici le plus important. Qu’est-ce qu’une apparition ? C’est la vision de
quelque chose qui n’a pas sa place dans
le monde. La Vierge qui apparaît à Bernadette n’a rien à faire dans la
grotte de Massabielle. Le monde qui est le nôtre est un ensemble de signes plus
qu’un ensemble de choses. Bergson suggère que nous ne découpons le magma
informe de la matière pour y voir des objets qu’en fonction de nos besoins et
de nos désirs. Tout ce que nous voyons signifie, nous fait signe.
S’il y a de l’apparition, c’est
qu’à certains moments (privilégiés) quelque chose d’un autre monde vient à trouver place dans le nôtre. En résulte, pour
le témoin de l’apparition, un état de sidération : plus rien d’autre que
ce qui apparaît n’est à ce moment visible. C’est ainsi qu’on décrit
ordinairement le coup de foudre :
une rencontre non pas improbable, mais impossible ; moment du croisement
de deux univers. J’ouvre la fenêtre de ma chambre au matin et là, en face de
moi, un chevreuil, aussi étonné de me voir que moi de le trouver en mon jardin.
Fascination de quelques instants, car la bête (comprend-t-elle qu’elle s’est
trompé de monde ?) aussitôt disparaît.
Le monde des bêtes (la nature
sauvage) est sans rapport aucun avec le nôtre (la nature cultivée, civilisée).
Nous, nous sommes en devenir ; nous avons un passé, une histoire, un
avenir, des projets ; nous ne sommes jamais complètement là où nous
sommes, jamais complètement ce que nous sommes. La bête est immédiate. Elle est
ce qu’elle est à l’instant présent et sa vie n’est qu’une succession d’instants
présents. L’instinct qui la guide ne résulte pas d’un apprentissage ; le
savoir de la bête est toujours déjà-là. Du moins est-ce ainsi qu’elle nous
apparaît, puisque, de son monde, nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir.
Il est totalement étranger au nôtre.
Il y a d’autres mondes, aussi,
qui nous sont absolument étrangers et qui donnent lieu à des apparitions. C’est, à supposer qu’il
existe, le monde surnaturel. Le buisson ardent qui s’adresse à Moïse, Dieu
qui apparaît à Abraham aux chênes de Mamré, la Vierge à Bernadette Soubirous à
Lourdes. Là, la même fascination. Moise, Abraham n’entendent plus rien des
bruits du monde, ni le vent du désert ni l’agitation des moutons qui
paissent ; la même fascination fige Bernadette dans la grotte ; comme
si le monde qui vient d’y apparaître chassait l’autre pour raison
d’incompatibilité.
C’est aussi l’univers psychique (disons dans un
premier temps) refoulé. Qu’est-ce qu’une hallucination ? Une apparition. De
quoi ? De quelque chose qui est en moi et dont je ne voulais rien savoir.
Le moyen que ce quelque chose trouve de parvenir à ma conscience, c’est de se
faire passer pour quelque chose du monde. Mais voilà, ce quelque chose ne peut
s’y trouver, puisque ce quelque chose est en moi. Dans l’hallucination, je
m’apparais à moi-même comme un objet du monde incompatible avec le monde. Lovecraft
parle de la Chose. Ce qui est, par définition,
innommable. Lacan parle d’un retour par
le Réel de ce qui a été, non pas refoulé (car le refoulé trouve d’autres
voies pour se signaler à la conscience : l’acte manqué, le rêve, le
symptôme névrotique) mais forclos (c’est-à-dire interdit de séjour dans
l’univers symbolique qui est ce qui assure plus ou moins notre capacité à
comprendre les choses).
C’est enfin, le monde de l’art. Quand la lumière s’éteint, quand l’écran qui,
comme son nom l’indique est d’abord là pour cacher le monde à mes yeux,
s’illumine de l’image projetée, c’est le début d’une fascination qui me fait
oublier l’inconfort, quelquefois, d’un fauteuil, le vacarme d’une mâchoire à
broyer du popcorn, le parfum prononcé et par trop entêtant d’une voisine de
circonstance. Sur l’écran, c’est un autre monde qui apparaît. Du tableau, Alberti disait qu’il était une fenêtre
ouverte sur le monde. Précisons : sur un
autre monde. Si je regarde un tableau, je ne vois plus le cadre qui trace
la frontière avec le mur, la pièce, le bâtiment, la ville ... Comme avec la
bête, comme avec la Vierge, comme avec mon double à jamais inconnu, je me
retrouve face à face avec la chose
qui n’est pas seulement la plus éloignée de moi mais qui est à moi comme
l’antimatière est à la matière. Quatre notes de piano qu’exhale une fenêtre
ouverte sur la rue et tout le bruit de la circulation, brusquement, disparaît.
Les artistes de Support-Surface ont beau
déconstruire le tableau et présenter au regard qui la toile qui le châssis, une
œuvre de Viallat ou de Dezeuze aussi bien de la Fontaine de Duchamp, échappe au monde ordinaire, le fait taire,
l’abolit un moment.
C’est peut être, de tous les courants artistiques, le romantisme qui exprime le mieux ce dont il s’agit. Lui qui va jusqu’à identifier le génie et la folie. La folie est une vision d’un monde qui n’est pas celui de l’être raisonnable (on ne raisonne pas un fou). Le génie est la capacité à créer de toutes pièces un univers qui échappe aux lois qui structurent notre vision du monde. Le sublime, qui est au romantisme ce que la beauté était à la Grèce antique et à la Renaissance italienne, ce que la grâce était au maniérisme, le sublime, c’est le sentiment à la fois d’être écrasé et de participer à une force (l’océan déchaîné, le volcan en éruption, le formidable chaos de la montagne) qui dépasse tout. Le volcan qui crache sa lave obéit sans doute aux lois de la physique, puisqu’on peut prévoir une éruption ; mais la fascination que suscite cette explosion de matière incandescente (voici un feu qui n’est pas d’artifice) nous dit que dans ce "spectacle", une Nature qui ignore tout de nous, trouve à se manifester. Apparaît.
Il
n’est donc pas étonnant que Delacroix, particulièrement, soit le peintre de la bête. Ici, c’est un Cheval sauvage terrassé par un Tigre. Il
est précisé que le cheval est « sauvage », pas domestique. De même le Cheval effrayé par la Foudre. Les Chevaux arables se battant dans une Écurie ont cessé d’être domestiques, n’obéissent plus
à leur maître, obéissent seulement à leur
nature. Passons sur la peinture des fauves. Ce qui fascine Delacroix est la
même chose que ce qui fascine Tesson et Mounier, son mentor de
circonstance : c’est l’altérité
absolue de la bête. Le romantisme crée Le
Moine, génie du Mal et rencontre dans les bêtes le sublime qu’il recherche,
une nature qui, parce qu’elle nous est à jamais incompréhensible, nous défie, peut-être aussi nous terrifie, en tout cas nous fascine.
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