mardi 3 février 2009

LE CRI

LE CRI
Jacques ROUVEYROL



Si je dis "le sourire", on me répond "La Joconde" et si je dis "le cri", on me répond "Munch". Deux oeuvres mondialement connues pour des raisons qui me semblent analogues. Elles renferment un mystère. Pas une énigme, car une énigme est une devinette (pour petit devin) qui comporte une solution (celle du Sphinx résolue par Œdipe). Non, un mystère. Quelque chose qui passe notre compréhension (comme dans la doctrine catholique celui de la Sainte Trinité ou de la Virginité de Marie).

Passons rapidement sur le mystère de la Joconde. Il me paraît incarner au plus près ce qui pour l'homme (j'entends le mâle) est un mystère total et profondément désespérant : en quoi consiste la jouissance féminine ? La Joconde, c'est le mystère de la femme, c'est-à-dire : le mystère de sa jouissance.

Qu'en est-il du Cri de Munch ?


1. L'histoire de la peinture et de la sculpture est pleine de cris.

a. Il y a celui non exprimé du Laocoon qui nous vient au II° siècle de Pergame. Non exprimé soit, c'est l'avis de Lessing, pour des raisons esthétiques (le cri, ce serait un "trou" disgracieux à la place de la bouche), soit, c'est l'avis de Winckelman, théoricien du néoclassicisme, pour des raisons éthiques (le héros stoïcien conserve de son corps et de ce qui s'y passe une maîtrise totale, il souffre mais son esprit domine cette souffrance). Il n'en reste pas moins que chez Virgile (L'Énéide, Livre II) il jette des cris épouvantables "tel mugit un taureau" qu'on abat à la hache.




b. Il y a le cri non exprimable du Pape de Bacon. Non exprimable parce qu'il s'agit d'un cri vers l'intérieur. Un silence noir encadre le buste du pape. La régularité géométrique des lignes qui emprisonnent cette figure dément absolument qu'un cri soit sorti de cette bouche. Il n'y a pas, semble-t-il, plus grande expression de la douleur. Quand un corps subit une agression le cri reste le dernier moyen de décharge de l'énergie qui s'accumule, l'ultime issue. Quand ce cri fait défaut, ce à quoi on assiste c'est à l'accumulation interminable et inéluctable de la douleur. Laocoon souffre moins. Certes il ne crie pas, mais il agit et, agissant, libère de l'énergie accumulée, la dépense.



c. Le cri de Munch est autre. Il est exprimé. Comment ? Comme les grandes douleurs, les images sont muettes ! Il faut donc rendre le cri visible. C'est le graphisme de l'image qui s'en charge : le paysage tout entier est brouillé. Comme une pierre jetée dans la mare provoque à l'infini une ondulation de la surface, le cri se propage ici à la terre et au ciel.

Précisons. Le cri est instantané. Ce que l'image montre, c'est sa propagation. Il faut donc aller du près vers le loin. Si tout était brouillé, il n'y aurait pas de cri, on aurait crié. Montrer le cri, c'est montrer sa propagation c'est-à-dire partir du net (la barrière est la seule droite du tableau) pour aller au brouillé (le reste du paysage).



d. Le cri de la femme du Massacre des Innocents de Poussin est aussi un cri exprimé. Il n'est pas contenu, enfermé, mais aucune déformation n'affecte ici le paysage et les objets alentour. Comment alors savons nous que son cri est audible ? On dira que c'est par amplification. L'ouverture de la bouche est reprise en plus grand, comme un écho, dans la figure formée par le bras gauche du soldat et le bras droit de la mère. Le tout accentué par la forte verticale du mur et la rigide horizontale du toit d'une maison qui font contraste.




d. La Femme au Stylet de Picasso, qui figure l'assassinat de Marat, ne s'apprête pas à dévorer sa victime. Elle crie, et c'est ici encore l'amplification qui sert à rendre ce cri audible. Cette amplification, elle trouve place dans la flaque de sang qui se disperse en un serpentin quasi-circulaire comme si le souffle du cri le repoussait à la périphérie.




Cri de haine, sans doute, hurlement, même, mais qui provient d'une douleur interne intense tout à fait comparable à celle qui fait hurler le Grand nu au Fauteuil rouge dont les répercussions, cette fois, n'affectent pas l'environnement mais le corps même de la femme qui hurle.



e. L'idée de faire supporter au corps lui-même la figuration plastique du cri n'est pas nouvelle. Le bouclier peint par Caravage représentant une Tête de Méduse (qui est en même temps un autoportrait) reprend dans sa forme-même le rond de la bouche tandis que les cheveux serpentins de la Méduse recueillent l'onde sonore et portent en tous sens sa vibration. Le cri, ici encore, est exprimé.




A contrario, le fait qu'aucun écho ne soit répercuté dans Le Sacrifice d'Isaac du même auteur empêche qu'on puisse décider si le jeune homme crie ou s'il ouvre simplement la bouche pour aspirer un peu d'air, le bras d'Abraham pouvant le gêner.



Même remarque pour la Judith du même Caravage. La bouche de la tête d'Holopherne à-demi décapité semble plutôt exprimer un râle qu'un cri de douleur ou de surprise.



f. C'est avec une rare et remarquable économie que Brueghel exprime le cri d'Icare au terme de sa chute. Voici un paysage d'une incomparable sérénité. Pas une feuille d'arbre qui frémisse. L'onde est sans un pli. Pourtant, les voiles du bateau sont gonflées comme par le vent. Il faut, à l'aplomb, découvrir les jambes du héros qui émergent encore de l'eau après une chute de la hauteur du soleil pour voir que seule l'onde d'un cri terrifiant a pu aussi silencieusement gonfler les voiles du navire.




2. Le Cri de Munch

Pourquoi ce cri est-il le plus fameux de toute l'histoire de la peinture ?

Si La Joconde de Léonard de Vinci exprime à elle seule le mystère de la jouissance, Le Cri de Munch, symétriquement, exprime le mystère de la souffrance.

En quoi la souffrance du personnage de Munch est-elle mystérieuse ?




Le personnage crie, c'est incontestable, l'image rend cela visible. Et sa souffrance vient de l'intérieur. Par le cri, il l'extériorise et se soulage au moins partiellement. Du moins devrait-il en être ainsi. Or, justement, le tableau ne respecte pas cette logique. Son cri se répercute sur la terre comme au ciel puis revient et revient pour accroître sa douleur. Pourquoi autrement se boucherait-il les oreilles ? La souffrance s'ex-prime en un cri qui va vers l'extérieur puis re-vient pour augmenter la souffrance. Nous sommes placés devant l'insupportable par excellence. C'est pire encore que pour le pape de Bacon. Lui, s'il pouvait extérioriser sa souffrance dans le cri, il pourrait s'en libérer. Le personnage de Munch le peut, le fait, mais cela ne change rien.

Ainsi, nous ne savons pas (les hommes) en quoi consiste au juste la jouissance de la femme et même plus généralement (qu'on soit homme ou qu'on soit femme) la jouissance tout court puisque le plaisir auquel nous aboutissons n'est jamais, remarque Lacan, qu'un arrêt sur le chemin (qui serait insupportable) de la jouissance. De même nous ne savons pas ce qu'est au juste la souffrance (celle par exemple éprouvée par le Christ au moment de la Passion) puisque l'évanouissement constitue un arrêt sur le chemin de la souffrance.

Nous comprenons la douleur de la mère chez Poussin, celle qui fait naître la haine de la Femme au Stylet, la douleur maîtrisée de Laocoon, mais nous ne saurions comprendre la douleur qui se démontre dans le tableau de Munch. La tête du personnage devrait avoir éclaté, le monde qui l'entoure devrait s'être désintégré.

C'est parce qu'à l'instar de La Joconde encore que symétriquement le tableau de Munch présente un tel mystère qu'il fascine à son tour.

JR 02 2009

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DE L’USAGE POLITIQUE DU NEOCLASSICISME : NAZISME ET STALINISME

DE L'USAGE POLITIQUE DU NEOCLASSICISME : NAZISME ET STALINISME
Jacques ROUVEYROL


INTRODUCTION


Dans sa deuxième phase (voir chapitre suivant : 24) le néoclassicisme change de « valeur ». D’abord, il avait fait du stoïcien son héros et de la maîtrise de soi, de ses passions, par la raison, sa vertu. L’accession de Napoléon au trône change la donne. Le héros sera maintenant celui qui s’efforce à la maîtrise du monde. Alexandre. Napoléon. Et sa vertu deviendra l’héroïsme guerrier : le courage.
Il y a donc, dès l’origine, une implication politique du néoclassicisme. On va le vérifier au XX° siècle avec l’usage qu’en feront les régimes totalitaires nazi et soviétique.

 
I. LE POUVOIR ET L’ART

1. L’art est un système de représentations.

Il peut représenter la force (voir l’Hercule Farnèse III° siècle). Car la force est réelle. Elle s’exerce, se ressent physiquement. Elle est même mesurable.
Il peut représenter la puissance (Voir le Dieu du Tympan de Moissac). Car la puissance est symbolique. Elle résulte d’une reconnaissance qui se fait par les autres. Les femmes reconnaissent sans même en avoir l’expérience, la puissance de Dom Juan. Celle de Dieu, qui se fait connaître tous les jours, résulte de la reconnaissance ( la croyance) des fidèles. Or, ce qui est symbolique se peut représenter, est même le «représentable » par excellence.
Il ne peut, en revanche, représenter le pouvoir. C’est que le pouvoir est lui-même une représentation. Il est imaginaire. Non pas une image, mais imaginaire.
En quoi consiste-t-il ? En ceci : mon pouvoir ne tient qu’à la soumission de ceux qui le subissent. Mais pourquoi se soumettent-ils ? Parce que c’est le seul moyen qu’ils aient de s’imaginer exerçant eux-même un pouvoir. Et moi-même, je ne tiens dès lors mon pouvoir que de ma soumission à un autre qui … etc.
S’il ne peut se représenter, le pouvoir en revanche peut être présenté. C’est le rôle, la fonction, par exemple, de la statue équestre qui orne les Places Royales. Le souverain, vu en contre-plongée, en impose. Devant la statue, j’éprouve ma petitesse et donc le sentiment de sa grandeur. L’art peut donc présenter le pouvoir. Et réciproquement, le pouvoir peut présenter l’art.

Le Pavillon de l’Allemagne à l’Exposition universelle de 1937 Paris

2. Comment l’art peut-il présenter le pouvoir ?

Il faut d’abord des grands formats. Le Sacre de Napoléon par David, par exemple, fait 9m79 sur 6m19. La Bataille d’Eylau, de Gros, mesure 7m84 sur 5m21 et le Portrait de Louis XIV par Bigot fait 1m90 sur une hauteur de 2m79 soit une figure plus grande que nature. C’est donc par la grandeur que le pouvoir se présente. Les rois et empereurs de Rome dans les tragédies du XVII° s n’ont que cette grandeur à la bouche (même s’ils la nomment "gloire"). L’art au service du pouvoir doit donc être monumental.

 
II. L’ART MONUMENTAL

1. Qu’est-ce qu’un monument ?
C’est originairement un tombeau. Un tombeau élevé. Elevé à la gloire ou à la mémoire de … Elevé, il l’est non pour qu’on le voie, mais pour qu’on ne puisse pas ne pas le voir. Les cathédrales gothiques se dressent au-dessus de la ville. Les pyramides s’élèvent haut au-dessus de la surface plane du désert. Le monument est donc 1) une mémoire 2) rendue visible. Le Carnaval de Rio est un monument. Mais aussi une messe, un concert, une manifestation.
Le monument a, de ce fait, une fonction sociale d’unification et d’organisation.

2. Alors, qu’ajoute l’art au monument qui pourrait s’en passer ?
- La notoriété d’abord. Le château de Versailles est plus connu que le monument aux morts de Camblanes en Gironde.
- L’univocité ensuite. Un camp de concentration nazi est devenu un monument aux morts qui y ont été persécutés. Mais il est encore équivoque. Il peut faire jouir le sadique. Guernica de Picasso ne permet pas d’éprouver d’autre sentiment que celui de l’horreur. En face de l’œuvre, aucune jouissance n’est possible. Elle est univoque.

3. Le monument totalitaire est paradoxal.
Face à face, à l’Exposition universelle de 1937, le monument allemand et le monument soviétique. Un même monument pour deux idéologies antagonistes.



Le monument trahit ici sa fonction. Ce n’est pas la grandeur qu’il évoque mais autre chose : le grandiose. Au lieu de produire de l’unification, il produit de la désintégration. Il ne domine pas, il écrase (voir le projet pour le Palais des Soviets d’Iofan). Le grandiose, c’est la perte de la grandeur.



Ainsi :

1. La représentation de la grandeur s’effectue dans le monumental.

2. Le grandiose, parce qu’il anéantit le monumental se donne comme la présentation de la perte de la grandeur.C’est ce caractère éminemment nostalgique du totalitarisme qui le conduit à rechercher son expression formelle dans le néoclassicisme dont nous avons vu, avec Winkelman, qu’il était fondamentalement de nature nostalgique : à la recherche d’une beauté perdue


III. QU’EST-CE QUE LE TOTALITARISME ?

1. Hannah Arendt démontre que le totalitarisme se constitue sur la base de la décomposition du système social. Le peuple disparaît et laisse place à une masse (dé)composée d’éléments atomiques.
Dans le despotisme, la tyrannie, le fascisme, le lien politique est dissout mais le lien culturel et le lien familial subsistent. Ce n’est pas le cas dans le totalitarisme qui abolit aussi cette relation. L’individu n’est rattaché qu’au Parti.
Dans le fascisme, la contrainte reste extérieure. On exige de l’individu un comportement. Dans le totalitarisme, la contrainte est intériorisée. On exige de l’individu une conduite. Il faut désirer son asservissement.

2. A la décomposition du système social s’ajoute une déréalisation. Plus rien ne subsiste de ce qui était. Il faut construire une nouvelle réalité. Ce sera en Allemagne le "complot juif", traité comme s’il était réel. L’antisémitisme n’est pas une théorie, pas même un sentiment, c’est un principe d’organisation.

3. L’art est-il susceptible de servir cette déréalisation ? Et si oui, quelle forme d’art ?

a. Le recours nazi au néoclassicisme.

« Quelle différence entre une cathédrale lugubre et un temple antique, gracieux et lumineux … Le Fürher ne se sent pas d’affinité avec l’esprit gothique. Il déteste le mysticisme ténébreux et pesant » déclare Goebbels.La cathédrale gothique était un hymne à la grandeur de Dieu. Le Temple néoclassique est une mise en scène de la grandeur (du Fürer, du Reich, du peuple allemand) comme ayant été, comme perdue. Témoin le projet de Speer pour une colossale Maison du peuple.



Les athlètes de Leni Riefenstahl dans son film Le triomphe de la Volonté sont des traces, des restes d’une grandeur perdue. Eh bien, en tant que perdue la grandeur ne se laisse exprimer que dans le grandiose.

- La grandeur actuelle se manifeste de deux façons : comme grandeur retrouvée (dans le classicisme de la Renaissance italienne, par exemple) ; comme grandeur éprouvée (dans le classicisme du XVII° ou le baroque, par exemple aussi)
- Mais, la grandeur en tant que perdue ne sait s’exprimer que dans le grandiose,le colossal obtenu par déplacement du représenté au représentant. Ce n'est plus l'homme, le peuple (représenté) qui est grand, c'est la représentation de l'homme, du peuple (le décor, en somme) qui est grande.



Dans ces portraits d’Hitler (par Knirr et par Erler), ce n’est pas l’homme qui est grand. Il est banal, ordinaire. C’est le décor qui est grandiose.


Si le nazisme recourt au néoclassicisme, c’est parce que le néoclassicisme est lui-même nostalgique (cf. Winckelmann). Pourtant, le néoclassicisme ne sert pas que le totalitarisme. Il renaît en France sous la Révolution, il illustre à Washington (Le Congrès), la démocratie.

b. Le néoclassicisme français.

La révolution française se cherche des symboles. C’est à Rome, dans l’invention de la république qu’elle peut les trouver, à Athènes, aussi, dans l’invention de la démocratie. Dans l’antiquité.
Au XVIII°, on retrouve une liberté perdue (sous la monarchie). La nostalgie n’a plus lieu d’être (pas plus en Amérique qui n’a pas de passé).

c. Le totalitarisme nazi.

Ce que le III° Reich retrouve, c’est la perte de quelque chose (la grandeur) pas la grandeur-même que le totalitarisme exclut par définition.
Le totalitarisme ne peut se passer du néoclassicisme. Le néoclassicisme peut se passer du totalitarisme.

d. Le réalisme socialiste.

Il n’y a pas un mais des réalismes.

- Celui (si l’on veut) du Caravage, au XVI°s

- Celui de Courbet et de l’Ecole de Barbizon, au XIX°s.

Le réalisme s’oppose en général à l’idéalisme. Celui de Caravage à l’idéalisme de Raphaël, par exemple.
Selon Lénine, le réalisme est la seule forme d’art accessible aux masses et l’art est un moyen efficace de propagande (Plan Lénine pour la Propagande monumentale 14 avril 1918). Les Peredvijniki, peintres ambulants n’apportent pourtant qu’un réalisme « ordinaire », décrivant la condition paysanne essentiellement. Le réalisme socialiste entend décrire une nouvelle réalité. C’est en fait un idéalisme. Témoin cette œuvre de Deneïka peignant des ouvrières dans des conditions de travail sans rapport avec la réalité.



Pour le réalisme, l’homme est le sujet de la peinture (les paysannes de Millet). Pour le réalisme socialiste aussi. Mais quel homme ? Le héros, le martyr. Un homme qui n'est pas réel, un homme idéal. Ainsi :
- Le réalisme socialiste, à l’inverse du réalisme qui est retour à la matière, au réel, se donne comme le «fantasme » d’une réalité nouvelle, idéale.
- Le réalisme socialiste, à l’inverse du réalisme qui se veut un humanisme, est un anti-humanisme qui oppose à l’homme un surhomme.
-Au total, le réalisme socialiste est en réalité un néoclassicisme qui ne veut pas se dire. Et c’est dans l’architecture réalisée ou projetée que se manifeste le mieux ce caractère. Le métro de Moscou en est un bel exemple. Mais aussi les projets de Iofan pour le Palais des Soviets (voir plus haut) ou de Rudnev pour le Commissariat à la Défense (voir dessous)


En dépit de ce qu’il affirme, le « réalisme » n’est pas approprié au totalitarisme. Derrière l’étiquette officielle du réalisme socialiste se cache le néoclassicisme.

CONCLUSION

Il y a donc bien :
1. Un art totalitaire,
2. Une unité de cet art,
3. Une logique de cet art.
4. Ce qu’il exprime ? La perte de la grandeur, un anéantissement, la fin de l’homme.
5. Comment ? Par le moyen du grandiose. Le grandiose est une forme d’expression qui aboutit toujours à la négation de la grandeur.
Le grandiose comme tel présente deux aspects (qui l’un comme l’autre visent l’anéantissement du spectateur) :

a. L’imposant, le colossal, le gigantesque, le démesuré. (Leni Riefenstahl, Nuremberg, défilés sur la Place Rouge, architecture et sculpture, etc.)

b. Le mécanique. Deïneka, la musique, spécialement militaire, le cinéma, ect.).
Au total, l’art totalitaire exprime parfaitement le but du système politique du totalitarisme : anéantir l ’homme (au sens occidental du terme).
On peut se demander, pour finir, si tous ces projets grandioses étaient vraiment faits pour être réalisés (si peu l'ont été et ceux qui l'ont été sont singulièrement moins écrasants que le projet le laissait présumer.)
Le pouvoir, on l'a vu est imaginaire. La grandeur qui le présente est détournée vers le grandiose dans le totalitarisme, en sorte que c'est la représentation de la chose (du bâtiment, par exemple) plus que la chose elle-même (construite) qui est visée par l'art totalitaire. Le projet est une image, il est parfaitement adapté aux éxigences de l'idéologie, bien plus que sa réalisation.
Non, les projets démesurés prévus par le totalitarisme n'étaient pas faits pour être réalisés. C'est dans le cinéma (Leni Riefenstahl, Eisenstein), dans la mise en scène (Nuremberg), dans l'image, en somme, et seulement dans l'image que le totalitarisme atteint son objectif. Les seules constructions vraiment caractéristiques que le monde totalitaire ait laissées ce sont les goulags et les camps de concentration.


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DOULEURS, SOUFFRANCE ET SPIRITUALITE.

DOULEURS, SOUFFRANCE ET SPIRITUALITE.

Jacques ROUVEYROL

Conférence du 22 01 2001


On sait que la douleur est un phénomène physiologique. Un signal. L’annonce d’un danger. On le sait depuis longtemps. Epicuriens et stoïciens, par exemple, dès l’antiquité, en avaient théorisé le fonctionnement. L’animal cherche naturellement ce qui est bon pour lui et qui lui est signalé par du plaisir ; il fuit tout aussi spontanément ce qui est mauvais pour son organisme et qui lui est signalé par la douleur. En regard de la douleur, la souffrance se donne comme un phénomène plutôt psychologique, comme une « douleur morale » et, souvent, comme une certaine appréhension de la douleur physique. Faut-il éliminer la douleur ?

I. DOULEUR… 

Chacun a ses douleurs. Il y a dans le pluriel une appropriation, une familiarisation avec la douleur. Il y a en outre, semble-t-il, une distinction. Une appropriation. « Sois sage ô! ma douleur…" Il s’agit de la mienne. D’une douleur avec laquelle il me faut vivre. Mes douleurs font partie de mon être. Elles ne sont pas des signaux mais des manières d’être. Dans la peinture et la sculpture du XV° siècle, en France, apparaît une figure nouvelle : L’Homme de douleur. Il ne faut pas le confondre avec l’Ecce Homo que Pilate présente au peuple ni avec le Christ de Pitié, déjà mort et à-demi enfoncé dans la tombe. L’Homme de douleur (illustration plus bas), c’est le Christ, arrivé au somment du calvaire, exténué, attendant assis sur une pierre qu’on apprête la croix. Voici un homme (un Dieu ?) dans la chair duquel la méchanceté du monde s’est proprement incarnée, inscrite, gravée. Voici l’incarnation du mal. Sans ces douleurs de la flagellation, des soufflets reçus, des épines enfoncées dans le crâne, du long chemin parcouru avec la croix sur le dos, les trois chutes et le fouet, sans ces douleurs-là, il n’y a pas de Christ. Ces douleurs le définissent autant que l’immaculée conception. Nul doute que le rhumatisant, le goutteux, le « pierreux » se passeraient bien de leurs douleurs, mais cela leur ôterait aussi plus qu’un sujet de conversation. Comme à un amputé, il leur faudrait faire le deuil de leur douleur perdue. A cet égard, la douleur cesse d’être un signal pour devenir un organe. Il y a donc une identification de l’homme à ses douleurs. Une appropriation, mais aussi une distinction. Economistes et surtout sociologues ont depuis le XIX° siècle largement montré comment une certaine manière de consommer, c’est-à-dire de dépenser définit un statut social, une image, apporte à des individus ou à des classes sociales ce que l’on nomme la distinction. Il y a un monde entre celui qui marchande une lithographie dans une galerie commerciale pour la payer moins cher et celui qui marchande une toile dans une vente aux enchères pour la payer plus cher. Prenons garde que cette distinction ne se marque pas qu’à la dépense. La douleur est aussi un objet de consommation. On compare les siennes à celles des autres. On les affiche. On s’en vante. Là aussi il y a surenchère. Freud a assez décrit comment l’hystérique en use et en abuse et comment le bénéfice secondaire espéré de la douleur interdit presque au traitement d’être efficace. A l’opposé du signal, la douleur ainsi envisagée se donne comme un appel. Une exigence de reconnaissance. « Voyez comme j’ai mal ! En supporteriez-vous autant ? Remarquez-moi ! ». Un appel à la reconnaissance ou une marque, un signe de reconnaissance : « Moi, ce sont mes rhumatismes et vous ? » « Moi, la goutte et je crois que c’est pire » « Vous croyez ? Pourtant je vous assure… ». Dialogue de salle d’attente. Mes douleurs me distinguent. Dès lors, il ne va pas de soi que la douleur soit quelque chose dont il faille se débarrasser ; et cela est symptomatique de ce que notre culture, judéo-chrétienne, lui accorde une valeur positive. « Tu enfanteras dans la douleur ». C’est l’expiation de la faute originelle. Pour avoir conçu dans le plaisir, tu enfanteras dans la douleur. La douleur rachète. C’est le prix à payer pour le salut. Le plaisir est maudit, la douleur rédemptrice. La nouvelle Mère de l’humanité, celle qui conçut sans plaisir, c’est-à-dire sans péché n’est pas moins condamnée que les autres. Le vieux Siméon lui prédit lors de la Présentation de Jésus au Temple, sept douleurs, autant qu’il a fallu de jours à Dieu pour faire le monde. Au Fils il reviendra d’aller jusqu’au plus extrême de la douleur pour le salut de l’humanité Faut-il supprimer la douleur ? Ce n’est donc pas simplement une affaire de technique (comment peut-on le faire ?) C’est d’abord un phénomène de culture qui nécessite un combat. Avant de s’en prendre à la douleur, il faut s’en prendre à la valeur de la douleur. Mais, au nom de quelle autre ? Car une valeur ne se discute, ne se conteste, ne s’évalue qu’au nom d’une autre valeur. La seule que notre culture connaisse en dehors de la chrétienne : la valeur d’un athéisme humaniste inspirée de l’épicurisme qui ramène la douleur au signal. Encore faut-il savoir ce qu’on doit combattre. Car, on l’a vu, il y a douleur (au singulier) et douleurs (au pluriel). « sois sage ô ma douleur… » ne signifie pas « disparais ! ». Le tutoiement indique le rapport de familiarité voire de complicité qu’on peut entretenir avec certaines douleurs. Il arrive qu’une douleur soit le seul signe encore manifeste de la vie. « J’ai mal donc je suis ». Ici la douleur prend un sens. En prend un et en donne un. Mais pas judéo-chrétien pour un sou. Pourquoi me faut-il me pincer pour savoir si ma vie n’est pas un songe ? Me pincer plutôt que me caresser ? On connaît la réponse : le rêve à quelques exceptions près obéit au principe de plaisir. Le principe de réalité nous apprend, à l’opposé, que la vie réelle est faite de frustrations et de douleurs. Ces douleurs-là sont le gage de la réalité de ce que je vis. Le plaisir est un signal ambigu, il répond trop à mon attente. En ce qu’elle s’oppose à la satisfaction de mon désir, la réalité se signale par la douleur. On retrouve bien ici le signal, mais inversé. La douleur me signalait tout à l’heure qu’il fallait fuir l’épine qui me piquait, la flamme qui me brûlait ; elle me signale à présent que je ne rêve pas, que je ne suis pas fou, que par bonheur cette épine existe bien et aussi cette flamme. Inversion de signe. Mes douleurs prises ensemble témoignent du même coup de la réalité de mon existence et de la santé de mon esprit. C’est dans leur somme que réside mon histoire, ensemble de cicatrices qui sont dans ma peau comme l’inscription de la réalité, de ce que j’ai vécu. N’est-ce pas cette blessure ancienne qui se rappelle à mon souvenir quand le temps vire à la dépression ? Ainsi, d’un côté, judéo-chrétien, la douleur : tu enfanteras dans la douleur. C’est le prix à payer pour avoir conçu dans le plaisir. De l’autre, humaniste, la douleur encore, mais comprise au pluriel, comme une accumulation, depuis la première blessure : tu naîtras dans la douleur. C’est le prix à payer pour vivre, pour exister, pour être. Tout simplement. Qu’on s’attaque à la valeur accordée à la première c’est ce qui, aux yeux de l’humaniste, paraît bien légitime. Mais à la seconde ? Le sage Silène à qui lui demandait : « qu’est-ce qui vaut le mieux pour moi ? », répondait : « il eût mieux valu pour toi de ne pas naître ». C’est que la douleur est aussi coextensive à la vie. Anesthésier le fœtus ne le priverait-il pas de sa naissance ? Que la douleur soit insupportable n’enlève rien au fait qu’il y a sans doute des douleurs nécessaires.

II …SOUFFRANCE… 

Comment passer des douleurs à la souffrance ? De la douleur à la souffrance, c’est sans difficulté. Donnée physiologique d’un côté, psychologique de l’autre. Mais on a vu que les douleurs ne se réduisaient nullement à des données simplement physiologiques. On ne peut sans doute pas vivre sans ses douleurs, mais en va-t-il de même de la souffrance ? Schopenhauer prétendait qu’elle « est le fond de toute vie ». On ne saurait pourtant la confondre avec les douleurs. Un paquet en souffrance. Laissé-là. Abandonné. Exactement en attente. En attente d’un preneur qui ne vient pas. Absent. Mes douleurs, elles, sont bien présentes. Quand je souffre, certes, ma souffrance aussi est présente, mais elle signifie que quelque chose me manque. Mes douleurs me définissent, apportent quelque chose à mon être, à mon essence. Ce sont, comme on disait en logique au XVII° siècle, mes attributs. Ma souffrance, à l’inverse, dit une attente et une absence. De quoi souffre le malade ? De sa maladie ou de l’absence du remède ou du calmant qui ne vient pas ? J’ai mal en moi, mais c’est de l’autre, de l’absence de sa réponse à mon appel que je souffre. L’hystérique a mal. A l’estomac, à la tête. C’est son symptôme. Un compromis entre son désir et la loi. Mais aussi un appel. Ce qui le conduit chez le médecin, chez l’analyste, ce n’est pas tant son mal que la souffrance qui s’y attache de ce que l’autre refuse de prendre en charge, de prendre pour lui ce mal. Il souffre de ce que l’autre ne l’aime pas assez pour s’embarrasser de son mal. De ce que l’autre refuse d’être un Christ. Il y a un mal de mer, il y a aussi un mal de l’autre. La souffrance est ce dernier. Le Christ, l’Homme de douleur n’est pas seulement recru de douleurs, il souffre. Et sa souffrance est autrement insupportable. Il souffre de ce que nul ne l’aime. L’humanité tout entière l’abandonne, jusqu’à la divinité : « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? »

C’est au xv° siècle que cette figure est inventée par les artistes Français. Jusque là, le rédempteur marque, par la crucifixion, la victoire sur la mort. Son corps est glorieux jusque sur l’instrument du supplice. A partir du XV°, c’est sa souffrance qui est mise en scène, dans les mystères, sur le parvis des cathédrales, et, dans la sculpture et dans la peinture, moins la souffrance du Christ que les douleurs qu’il a dû supporter. Si la souffrance, en effet, réside dans un rapport à l’autre, il est difficile de la montrer dans un seul personnage. La Piéta montrera la souffrance de la Vierge en face du corps de son fils. Elle savait, depuis l’Annonciation quel devait être son destin. Mais elle attendait aussi que la divinité y fasse opposition. Le modèle d’Isaac devait en principe fonctionner. A la dernière minute, le Christ aurait dû être sauvé. La souffrance de la Vierge exprime cette déception. Ainsi, on ne peut guère montrer la souffrance du Christ mais plutôt sa douleur, plus exactement ses douleurs. (Ci-dessous,L'Homme de Douleur 1510-1515)



Ci-dessous, Pieta de Bayel (Aube) par le Maître de Chaource1515-1525



Cherchons un modèle « humaniste » pour apprécier, ici encore, les différences de point de vue par rapport au modèle judéo-chrétien. Le héros par excellence de la souffrance dans la tragédie grecque, c’est Philoctète. De quoi souffre-t-il ? D’une morsure de serpent ? Non. Cela, c’est son mal, sa douleur. D’une morsure de serpent qui lui fait une plaie dont la puanteur est insupportable à ses compagnons qui l’abandonnent, dans leur route vers Troie, sur l’île de Lemnos.
Le Chœur : J’ai pitié de lui quand je vois comment sans que personne ait souci de son sort, sans qu’aucun regard familier le suive, misérable, toujours seul, il souffre là d’un mal atroce… » Dès que Néoptolème, envoyé par le rusé Ulysse, aborde, Philoctète l’accueille en ces termes : « Ayez pitié, plutôt, d’un malheureux, seul, sans ami ». Plus loin : « J’ai appris, moi, de bonne heure, à me résigner à mes maux ». A ses douleurs il se résigne. Il les fait siennes. Mais la souffrance ? Il faut éteindre celui qui souffre. L’euthanasie s’adresse à la souffrance, non pas à la douleur, à celui qui ne peut plus être aimé, pas à celui qui a mal. A celui qui ne peut attendre qu’en vain un remède à sa maladie. La souffrance vient donc de l’impuissance de l’autre à répondre.
Le Chœur : Nul qui pût quand un sang brûlant venait à suinter de ses pieds grouillants de vermine, nul qui pût au moyen de plantes apaisantes (le remède), calmer ses crises (ses douleurs), en arrachant des simples à la terre féconde. Cette impuissance de l’autre équivaut à son absence :
Le Chœur : Comme un enfant abandonné de sa nourrice.
Le Chœur : Ah ! La pitoyable existence que celle d’un homme qui, depuis dix ans, n’a pas eu la joie de se voir verser du vin. Alors, l’ultime appel : l’euthanasie :
Philoctète : Tendez-moi, si vous en avez, une épée, une hache, une arme quelconque..
Le Chœur : Afin que tu te livres à quelque violence ?
Philoctète : Afin que ma main d’un seul coup me tranche tête et vertèbres. Mon cœur veut la mort. La mort tout de suite. Ainsi, je souffre de n’être pas ou d’être mal aimé. Cette impuissance de l’autre à répondre à ma demande ne vient pourtant pas nécessairement de lui. Elle est liée à ma demande même. Le remède que j’attends de lui, au fond, n’existe pas. N’existe jamais. L’autre ne saurait répondre à ma demande qu’avec la sienne. Au mieux (en cela consiste l’assistance psychologique qu’on peut m’apporter) il m’écoute. Mais comment pourrait-il m’entendre ? Il ne saurait comprendre de ma demande que ce qu’elle a en commun avec la sienne, pas ce qu’elle a de spécifique, d’absolument particulier. Pourtant, si la souffrance est le fond de toute vie, si nul n’échappe à la souffrance, l’euthanasie, la demande d’euthanasie, demeure exceptionnelle. Il faut donc admettre qu’il y a un « traitement » de la souffrance. En quoi consiste-t-il ?


Ci-dessous, Laocoon. Il s’agit d’une sculpture du II° siècle avant JC. Originaire du royaume hellénique d’Asie Mineure Pergame et qui deviendra l’oeuvre culte de artistes néo-classiques du XVIII°siècle. Selon Winckelmann, le théoricien du néo-classicisme, «Laocoon était déjà pour les artistes de la Rome antique, exactement ce qu’il est pour nous: le canon de Polyclète, une règle parfaite de l’art « . Pourquoi? Parce qu »en lui se manifestent la «noble simplicité» et la «grandeur sereine» qui caractérisent les plus hauts idéaux de l’art. Qu’est-ce à dire? Dans la tourmente des passions déchaînées par la douleur, Philoctète, héros de théâtre, sombre. Ecrasé de souffrance. Laocoon, dans la tempête de douleurs que le serpent, là encore, lui inflige, qu’on peut lire sur tous les muscles et tendons de son corps, reste grand, égal, serein. Considérons en effet le seul visage. Pas de violence. Pas de cri. L’ouverture de la bouche l’interdit. Peut-être un gémissement contenu. Et cela pour deux raisons. La première esthétique: bien remarquée par Lessing: le cri est disgracieux, il tire les lignes. Essentiel au théâtre, il doit être écarté des arts plastiques. La seconde morale, accentuée par Winckelmann: dans la douleur, le héros reste maître de lui-même. Comme le héros de Sophocle, il subit sa douleur, mais lui ne souffre pas.



III. …SPIRITUALITE 

Le Christ. Philoctète. Ces héros de civilisations différentes ont ceci en commun qu’ils souffrent. Mais il y a pour le premier un « traitement » de sa souffrance. Pas pour le second. Le Christ fait quelque chose de sa souffrance. Ce faire consiste en une spiritualisation. A cet égard encore, il faut distinguer entre une forme judéo-chrétienne et une forme « humaniste » de spiritualisation. « Offrez à Dieu votre souffrance », conseille le prêtre à ses fidèles. La souffrance aurait donc, elle aussi, aux yeux de Dieu une valeur ? Abel offre un agneau. Caïn une gerbe de blé. Abel jouit de la faveur divine. Caïn souffre de l’indifférence du Seigneur qui laisse en plan ses sacrifices. Dieu n’aime pas Caïn. Il ne répond pas à sa demande d’amour. Alors, Caïn tue Abel et déchaîne la colère du Seigneur. Il était appelé, pourtant, à un rang plus élevé que celui de son frère dans l’estime de son maître. Le refus des épis n’était rien qu’une épreuve. « Offre-moi plus qu’un agneau. Offre-moi ta souffrance ». Caïn se montre sourd à l’appel de Dieu. Dieu aussi doit souffrir. En la personne d’Isaac, son fils bien aimé, c’est la souffrance d’avoir à le sacrifier qu’Abraham offre à Dieu dont le cœur se réjouit. Mais pourquoi accorder à la souffrance une pareille valeur ? On s’approprie la douleur comme un attribut, on ne s’approprie pas la souffrance. On la souffre. Certes, mais souffrir nous transforme, nous métamorphose. Le voici le pouvoir positif de la souffrance.

Prenons la créature corrompue par le péché. Le feu purifie, la souffrance défait la corruption. Voyez le corps du Christ, ressuscité après avoir souffert. C’est un corps glorieux, transfiguré, incorruptible. Un corps qu’on pourrait dire retourné, rétabli, en tous cas (comme on se rétablit après une maladie), rétabli dans sa primitive splendeur, son immortalité d’origine. Le feu rend le fer malléable. La souffrance rend le corps malléable. Mais qui est le forgeron ? Le maréchal ferrant ? C’est l’esprit, naturellement. Quand le corps jouit, elle est bien loin la voix de l’esprit. En revanche, quand il souffre d’une rage de dents, il songe moins aux plaisirs de la chair. Le plaisir endort l’âme. La souffrance la ranime. L’âme de Saint Laurent exulte à voir rôtir son enveloppe charnelle sur le grill où ses bourreaux l’ont installé. La souffrance purifie l’être en séparant le corps de l’âme et en montrant à cette dernière le premier comme un étranger.

Saint Jean de la Croix (un modèle en mysticisme) décrit dans La Nuit obscure le cheminement qui mène de l’homme à Dieu. D’abord imposer le silence à ses sens. Se rendre aveugle au monde. Ensuite, faire la nuit dans son esprit : refuser de comprendre, de penser. C’est alors qu’a lieu l’entrée dans la souffrance la plus extrême : celle de se croire abandonné de son créateur. « Si Dieu ne m’aimait pas ? ». Mais cette souffrance est un passage obligé. A l’offrir à Dieu, elle le sauve. En lui enfin la flamme divine, étouffée jusque là, se ranime et illumine la vie du saint. Le voici entré en béatitude. C’est donc par la souffrance que s’accomplit cette métamorphose qui fait advenir dans l’homme l’esprit de Dieu et lui fait retrouver la ressemblance perdue lors de la faute originelle. Pour le judéo-christianisme, la souffrance est un mal nécessaire, donc un bien. C’est par elle que l’homme accède à la véritable spiritualité. Celle-ci est donc ici moins un remède qu’une fin qui justifie la souffrance comme moyen.


Du côté « humaniste », l’attitude est bien différente. Soit, à titre d’exemple, le stoïcisme. Il y a des choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous mais du Destin, comme être riche ou bien portant. La douleur est l’œuvre du Destin. Ce qui dépend de moi, c’est ou de le refuser ou de m’y résigner ou de l’accepter. Le refuser engendre la souffrance, car ce que j’attends du Destin, le Destin s’en moque. S’y résigner est une attitude passive qui atténue la souffrance sans la supprimer, car je constate l’écart entre ce que j’attendais et ce que le Destin a voulu. L’accepter, en revanche, ce qui est l’idéal stoïcien, évacue la souffrance. Je n’attends rien . Je veux tout ce qui m’arrive. Certes je ne contrôle pas la douleur mais mon rapport à la douleur. Je m’en suis rendu maître. « Je » ? C’est-à-dire l’esprit. Par la spiritualité j’évacue la souffrance et me rends maître de la douleur. Dans le monde chrétien, la souffrance me transforme. Pour l’humanisme stoïcien elle est un signe de maladie. Elle me déforme. La souffrance est une passion. Elle signifie que je subis une atteinte extérieure et que, contre toute raison, je me sens personnellement affecté. Philoctète est fou. Il n’est pas maître de lui. Pour un grec, la souffrance n’a rien de positif.

Guérin. 1799. Le Retour de Marcus Sextus. Sur le lit, son épouse, morte, déjà prise par la blancheur cadavérique. Le héros de tragédie lève les bras au ciel. Crie sa douleur. Exprime sa souffrance. «Non. Je ne voulais pas ». Rien de pareil dans l’attitude de Marcus tout empreinte de noblesse et de grandeur.Serait-il par hasard indifférent à la mort de sa femme ? La croix formée par la rencontre des deux corps l’exclut à l’évidence. Elle exprime la douleur de Marcus. Mais celui-ci ne subit pas son destin. Il l’assume. Il a mal mais il ne souffre pas.



Girodet. 1808. Atata au Tombeau. L ‘attitude n’est pas différente pour le personnage de René. Aucune violence, aucune souffrance. Une douleur (dite par les deux croix) maîtrisée.Le héros humaniste est aux antipodes du héros chrétien.

Dans le monde chrétien, on ne traite pas la souffrance, la souffrance est un traitement. Elle est à l’origine de toute spiritualité. Pour le monde grec elle est un signe, un symptôme de défaillance de l’esprit. Dans le monde chrétien, la douleur est la marque de la colère divine. Comme telle elle est respectable, positive. Dans le monde grec, elle est dépourvue de sens mais est l’occasion pour l’homme d’affirmer sa maîtrise. Dans le monde chrétien, l’esprit de l’homme n’a de valeur que subordonné à celui de Dieu auquel il ne retourne que via la souffrance, dans le monde grec, il est la marque d’une humanité qu’aucune divinité ne peut assujettir sans qu’elle y consente. Il y a, dirait Nietzsche, une spiritualité de l’esclave et une spiritualité du maître. De l’homme libre.

Conférence, 22 01 2001, Article pour Le Courrier de l'Algologie n°1 janvier, février,mars 2003 
http://www.edimark.fr/publications/articles/douleurs-souffrance-et-spiritualite/6732

LE MIROIR (LA FEMME) LA PEINTURE

LE MIROIR (LA FEMME) LA PEINTURE

Jacques ROUVEYROL

Conférence du 9 décembre 2003

I. Le piège

1. L’origine de la peinture. Il y a, semble-t-il, quant à l’origine de la peinture une méprise. Un mythe, qui nous vient de Pline et une métaphore de Platon, disent deux origines antagonistes de la peinture. Le mythe conte comment une jeune corinthienne, Ditubade, pour conserver le souvenir de son amant qui s’apprête à partir pour la guerre, trace au mur le contour de son ombre au moyen d’un morceau de charbon. Ci-dessous : David Allan Origine de la Peinture 1775 .



Et Regnault L’Origine de la Peinture, 1785 Maisons-Laffitte, Château




La métaphore platonicienne (République X,596 e) est celle d’un miroir qui, présenté aux choses, les reproduit sans peine avec la plus grande fidélité. D’un côté l’ombre : une trace. De l’autre un reflet, une évanescence. Du côté de la trace, une femme et un désir : celui qu’elle a de cet homme qui se dérobe. De l’autre côté, une image qui se dérobe sitôt que le miroir a tourné le dos à ce qu’il reflétait. Deux conceptions de la peinture, antagonistes : l’une positive, celle de l’ombre, de la femme, du désir. La peinture retient. Le portrait conserve les traits que les ans modifient et que la mort emporte – à l’exception, un temps, du Portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde). L’autre négative, celle du reflet, de l’illusion, du trompe-l’œil. Le miroir efface les traits qu’il a portés un instant. Deux conceptions antagonistes ou complémentaires ? La peinture retient le trait que la mort efface. Le miroir efface le trait. Ainsi :
théorème I : le miroir, c’est la mort.

Le XV° siècle sera friand de ce rapprochement. Les Vanités qu’il invente et qui feront les choux gras du XVII° hollandais montrent le miroir reflétant non les traits actuels ou passés de la figure qui lui fait face, mais ses traits à venir : le masque de la vieillesse ou de la mort. Ci-dessous : Miroir des dames 1450 Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek.



Et Lucas Furtenage Hans Burgkmair et sa Femme Anna 1527-1528 Vienne, Kunsthistorisches Museum



Le miroir, dans la peinture, aura souvent cette fonction de manifester le contraire du pouvoir qu'on a plus haut attribué à celle-ci. Velasquez se peint aux Menines en 1656.

Il se peint avec la croix rouge de l’ordre de Santiago qu’il vient d’obtenir. Il entend immortaliser peut-être ici le pouvoir souverain de la peinture. La figure du peintre l’emporte sur celle des monarques qui ne sont plus que de pâles reflets au miroir sis au fond de la pièce. Vanité, pour le couple royal qui apprend là la fragilité de sa position, le miroir, au contraire de la peinture, dit l’évanescence des choses, l’illusion du pouvoir.


2. Le piège : Persée contre Méduse : théorème I : le miroir, c’est la mort.

Méduse est femme à la chevelure magnifique que change en hideux serpents Minerve en lui donnant le pouvoir de pétrifier tout ce qu’elle regarde. Ci-dessous : Méduse et Pégase Autel de Syracuse (Sicile).



Et Athéna (Vase étrusque) 525 av.J



De pétrifier. D’arrêter par conséquent le cours du temps et de ses métamorphoses. Le pouvoir, donc, de figer les traits de ceux qui se présentent devant elle. Méduse est peintre (ou, plus précisément sculpteur, mais ceci ne change rien à l’affaire). Persée, pour la combattre et la décapiter mise sur un stratagème. Son bouclier est un miroir dans lequel il regarde impunément le reflet évanescent de Méduse pour pouvoir habilement, profitant de son sommeil, lui trancher le col. Ci-dessous : Caravage Tête de Méduse 1601).



Persée est donc tout sauf un peintre. Un soudard, un Rambo ancienne façon, un effaceur de monstres, rôle dévolu, comme on sait, aux héros de la mythologie. Ici encore le miroir s’oppose à la peinture (sculpture) et la femme est du côté de la peinture, l’homme de celui du miroir. Mais la peinture se trouve piégée par le miroir. D’un côté l’homme. Le côté de l’action. Le passé, l’origine, il les efface (pour construire l’avenir ?). De l’autre, la femme. Le côté opposé de la contemplation. Le passé, elle le retient, le conserve, l’arrache à l’effacement du temps. L’homme, tourné vers la fin. La femme, vers l’origine… du monde. Actif / Passive. En voilà un poncif ! Je n’ai pas dit que c’était naturel. Ce sont des rôles assignés par notre culture et pas mal d’autres à chacun des deux sexes. Alors, pourquoi le nombre des peintres masculins excède-t-il à ce point celui des peintres féminins ? Si la peinture est féminine, pourquoi jusqu’au XX° siècle en partie y compris, la femme n’est tolérée à l’atelier que dans le rôle du modèle ? On ne répondra pas ici à cette question. Mais on constatera qu’exclue de l’atelier, on retrouve bien souvent la femme sur la toile et souvent aussi un miroir qui lui tient compagnie. La peinture telle que nous la connaissons reflèterait-elle la vision masculine de l’opposition / complémentarité du masculin (le miroir) et du féminin (la Vénus, l’Eve, la Vierge, la Prostituée, la Femme au champ ou à la cuisine) ? L’hypothèse est que dans le tableau, dans l’économie du tableau, le miroir devrait occuper la position de l’homme en face de la femme : Persée contre Méduse. Il n’en est rien.


3. Saint Luc.

Donc la peinture est femme et homme le miroir. A l’origine. Dans l’univers du christianisme, tout change. Il y a un saint patron des peintres ; c’est l’un des quatre évangélistes, le bœuf : Saint Luc, médecin et peintre . Ci-dessous Rogier van der Weiden Saint Luc dessinant la Vierge 1435-36 Boston, Museum of Fine Arts.



C’est lui qui réalise le premier portrait : celui de la Vierge. On s’est gardé de rappeler que Sainte Véronique nous conserva, elle, le portrait de Dieu en personne (en la personne du fils) dont elle essuya le visage lors que la montée au calvaire. Non, Saint Luc nous donne le portrait d’une femme par un homme. Un homme a donc pris la place de la jeune corinthienne et pour longtemps. A la femme revient dès lors l’autre place, celle du miroir, du reflet, de l’évanescence. Là s’est opérée une inversion des signes. La première femme peinte (puisque c’est par Saint Luc) est la Vierge qu’on nomme aussi, souvent, le Speculum sine macula, « le Miroir sans tache ». Le Moyen Age, Eve mise à part, emploie la femme surtout de façon allégorique dans la représentation des vices et des vertus : luxure et tempérance. Ci-dessous La Tempérance de Giuseppe Cesari 1568-1640 pour l'Iconologia de Cesare Ripa .



et Memling (Autel portatif de Strasbourg, fin XVe siècle) la Mort et la Luxure
.

4. L’autoportrait. (Intimité 1).

Pourtant, il arrive que l’inversion se retourne contre son « inverseur ». Que la femme reprenne la place de la peinture. Sur ce phénomène, il est un genre qui en dit long : l’autoportrait. Le peintre placé face au miroir se peint tel qu’il se voit. Il arrive souvent, alors, qu’une résistance se face jour, pour le peintre qu’on supposera droitier, à inverser sur la toile la main qui fait le geste de la peindre, ce qu’exige le miroir. Holbein qui était gaucher va jusqu’à se représenter droitier dans le petit médaillon d’Indianapolis (Clowes Found Collection). Il arrive que le peintre préfère le divorce entre la tête et le reste du corps plutôt que de céder sur la main créatrice : tête inversée, donc, mais corps inchangé. Ce qui équivaut à rien moins qu’une décapitation. Nombre d’autoportraits résolvent le problème en ne représentant pas le peintre entrain de peindre. D’autres, que nous dirons « plus courageux » le résolvent en ne représentant que le visage : que la tête. D’autres encore n’hésitent pas d’ailleurs à donner leurs traits à de célèbres décollés. Allori (1613 Galleria Palatina (Palazzo Pitti), Florence) ) fait don de son chef au malheureux Holopherne à qui Judith vient de couper le cou.



Caravage (ill.13.) perd la tête pour Goliath diminué par David ...



ou pour Méduse (la voici de retour) sur le bouclier offert à Cosme, Grand Duc de Toscane par le Cardinal del Monte.



D’autres associent leur image à celle d’un décapité, tel Andrea Solario, disciple de Léonard de Vinci, sur le métal de la coupe qui porte la tête de Jean Baptiste. Que signifient d’une part cette résistance du peintre à l’inversion du corps (alors qu’il accepte celle du visage), d’autre part cette propension à la décapitation ? Il faut interroger le Caravage précisément parce qu’il s’autoportraiture en Méduse. Méduse est femme. Caravage s’autoportraiture en femme. L’autoportrait réalise donc l’échange des places. Méduse femme devenue objet de la peinture est à présent miroir du peintre. Mais le piège fonctionne à double sens. Voici le peintre décapité, castré, inversé, féminisé. Le voici devenu au miroir ce qui a piégé Méduse : une femme. La femme est rétablie dans ses droits. Au départ : une femme, la peinture. Un homme, le miroir. A l’arrivée, de nouveau une femme, la peinture (le peintre féminisé) et un homme, reflété par le miroir du bouclier. L’autoportrait boucle la boucle. La peinture part de la femme et y revient, via le miroir où elle s’était un moment perdue. L’autoportrait féminise son auteur. La genèse ne dit pas autre chose. Dieu le peintre, le sculpteur, sculpte dans la glaise son image. Adam est le miroir de Dieu. Et que voit Dieu quand il se mire en Adam ? Eve. Féminisation originelle du Créateur.
Théorème 2 : Eve est l’autoportrait de Dieu. Comme Méduse est celui du Caravage.

Ce qui se vérifie dans l’histoire du péché originel. Qui a pouvoir de décision : Dieu qui interdit ? Eve qui transgresse ? Adam répète seulement le geste : celui d’Eve, à l’endroit (la transgression), celui de Dieu à l’envers (l’interdiction).


En résumé : 1. La peinture est femme et le miroir homme. 2. Le christianisme inverse les signes en faisant de Saint Luc le saint patron des peintres et de la femme l’allégorie des vices et des vertus. 3. L’autoportrait rétablit les signes en féminisant le peintre qui se livre à l’image du miroir. Il faut tenter de voir ce qu’il en est de La femme au miroir dans la peinture.


II. La femme au miroir dans la peinture (Intimité 2)

1. Vanitas, vanitatis…

A Chartres et à Amiens, ci-dessous (au XIII° siècle, donc), un jeune homme embrasse une jeune femme qui d’une main tient un sceptre et de l’autre un miroir





C’est une figure de la Luxure. A la rose de Notre-Dame de Paris (ci-dessous), (comme au vitrail d’Auxerre ou à celui de Lyon), c’est une femme qui se mire.

Celle qui se mire, dans L’Apocalypse d’Angers (ill. 17) (XV°s) n’est autre que La Grande Prostituée de Babylone.



Le sceptre exprime la royauté charnelle de la femme toute-puissante sur le désir de l’homme. Le miroir est l’emblème de la coquetterie de la femme et de son génie de la séduction. C’est un des attributs de Vénus. Et il recèle aussi le diable. La femme du Jardin des Délices, de Bosch (1505), se mire, côté infernal, naturellement, « au cul du diable » comme on disait à l’époque.



Mais, et c’est un paradoxe, le miroir est aussi bien l’emblème de la Prudence car il symbolise la possibilité de la connaissance de soi-même. Dans le Manuscrit 9186 de la Bibliothèque Nationale, la Prudence tient d’une main un crible (permettant de discerner la vérité (le grain) de l’erreur (la paille) et un miroir :




Dans l’Iconologia de Cesare Ripa (1593), la Prudence est représentée avec un miroir à la main.



Chez Vermeer, dans La Femme à la Balance (1664) le miroir symbolise à l’évidence la connaissance de soi.



Aussi bien dans La Femme au Collier de Perles (1664). Le XII° siècle écrit des Miroirs à tout va : Miroir de la sagesse, de la vertu, de la perfection. Ce sont des traités savants, des livres de connaissance. On en dénombre plus de trois cents pour l’ensemble du Moyen-Âge.



Le miroir est donc tour à tour apparence (trompeuse) de la coquetterie et apparaître (véridique) de la connaissance de soi qui caractérise la prudence. Sa symbolique demeure très ambiguë, très ambivalente. Marie tient quelquefois un miroir. Marie Madeleine se tient souvent devant un miroir. Le premier désigne Marie comme « le miroir sans tache » de Dieu ; ainsi du miroir au fond de la pièce pour Les Epoux Arnolfi de Van Eyck (1434).



Le second rappelle à la Madeleine qu’elle a succombé à la luxure, lui montre « sa tache » (De la Tour 1635-1640 La Madeleine). En même temps, reflétant le crâne qu’elle ne manque jamais de porter avec elle, il la renseigne sur sa nature mortelle et devient de ce fait l’instrument de la vérité.



La seule constante, dans cette versatilité du miroir, c’est la femme. A Amiens, à Paris, aux manuscrits, chez Vermeer, chez de la Tour, c’est toujours une femme (allégorie ou pas) qui se tient face au miroir. Et le théorème 1 s’applique en toute rigueur : le miroir c’est la mort. La luxure efface le corps sous ses marques abjectes, la prudence efface le corps, à son tour, selon les exigences de l’âme. Le tableau lui-même n’est plus qu’un miroir pour l’homme : la femme est son reflet évanescent. Lui, le peintre ou le spectateur de la peinture, lui qui n’est pas sur la toile, lui subsiste et voit la femme sous les traits de sa mort .

2. Femme à la toilette.

a. La femme à la toilette confie au seul miroir son intimité.
« Au seul miroir » : C’est que le miroir, à la différence de la peinture, on l’a vu et revu, ne garde pas la trace de ce qu’il reflète, n’arrête ni ne fige les gestes qu’une femme ne consentirait pas à faire ailleurs, même devant son amant. En quoi consiste ensuite cette intimité ? Pour elle, je n’en sais rien. Mais pour l’homme donc pour le peintre qui la surprend, cette intimité est ce qui fait en même temps sa féminité : cette partie de son corps que le tableau dérobe quasi toujours à la vue mais s’arrange pour montrer indirectement soit dans le miroir soit dans le regard de quelque témoin mieux placé. Dans le tableau de Velasquez La Toilette de Vénus 1648-1651 (Remarque, on a ici artificiellement supprimé l'image dans le miroir puisqu'elle n'est pas ce qu'elle reflète pour Vénus) il ne fait aucun doute que le miroir est dirigé vers le sexe. Celui-ci n’est donc accessible que via le regard de Vénus elle-même qui se reflète au miroir en dépit de toutes les lois de l’optique. Le miroir reflète un visage qui voit ce qui est encore dérobé au spectateur.



Dans celui de Boucher (Diane sortant du Bain 1742) la présence ostensible et surprenante de ce qu’il faut bien appeler "le trou du cul du chien" à gauche et les lignes de force du tableau montrent clairement ce que le spectateur qui occupe la position d’Actéon est sensé voir ! On se souvient qu’ Actéon, chassant avec des amis, aperçoit sans l’avoir voulu Diane, nue, à la toilette. La pudique déesse, furieuse, le métamorphosera en cerf en sorte qu’Actéon finira dévoré par ses propres chiens. Le spectateur commanditaire du tableau de Boucher voit indirectement, par le moyen du regard de la servante, ce qu’Actéon avait eu le tort d’être surpris entrain de voir.



L’objet de la peinture, depuis l’inversion des signes, est la femme. C’est-à-dire pour le peintre qui est un homme, depuis l’inversion des signes, quelque chose de secret et sans doute en même temps de terrible. Tel les Vieillards qui guettent Suzanne au bain, le peintre coûte que coûte a résolu de dévoiler ce secret : voir et montrer ce qui est pour lui l’intimité, la féminité, le sexe de la femme parce que c’est là que le mythe place l’origine de la peinture comme Courbet celle du monde. Courbet : L’origine du Monde ... et l’effroi que cela lui inspire. Caravage : Tête de Méduse.

b. A la Renaissance on peint à profusion des Annonciations. De plusieurs types. L’un d’entre eux pourrait être nommé : de la Vierge surprise ( Dirk Hendricksz Annonciation (détail) Campobasso Montorio dei Frentani).


A quoi la Vierge pourrait-elle bien être surprise ? Elle lit. C’est qu’il y a aussi intime que la toilette : la prière, cette toilette de l’âme ; qui est lecture. Le miroir ici, c’est la Bible qu’elle lit toujours au moment de cette surprise et qui lui renvoie bien en effet son image puisque c’est du Nouveau Testament qu’il s’agit où tout ce qui va lui arriver se trouve déjà écrit. Et spécialement ce pour quoi l’Ange est venu. Il a beau être conclusus (fermé) l’ortus (le jardin) de la Vierge, il n’en est pas moins pénétré par le rayon divin qui la féconde au moment précis où elle dit « oui » comme la pluie d’or féconde Danaé consentante. La Vierge n’a d’autre intimité que le réceptacle divin de son ventre. Ce qu’une Annonciation vient nous montrer c’est encore un miroir : la Vierge, Speculum sine macula « Miroir sans tache » de Dieu. Mais la Vierge c’est quoi ? Un monstre en somme (qu’on me pardonne cette incongruité). Une femme, en tous cas, qui n’a pas besoin d’homme. Qui enfante par l’opération du Saint Esprit. Vierge avant, vierge pendant, vierge après.

c. Vénus ou la Vierge (les deux femmes les plus peintes, Eve ne vient qu’ensuite) c’est donc tout un au niveau de leur représentation. Pour la première (qu’elle emprunte les traits de Diane ne change rien à l’affaire), c’est un visage qui prend la place du sexe. Dans le miroir de Velasquez. Dans le regard de la servante de Diane. Pour la seconde, c’est une vierge irrévocable. Il n’y a pas besoin d’avoir longtemps étudié la psychanalyse pour voir de quoi il retourne dans cette affaire. C’est à une castration qu’encore on est conduit. On sait de quoi il retourne quant à la tête de Méduse. Freud lui a consacré un petit article auquel il n’y a guère à reprocher. Cette tête coupée, couverte de serpents qui est sensée paralyser de terreur celui qui la regarde, c’est le sexe de la mère c’est-à-dire dans l’imaginaire du petit enfant soumis au complexe de castration, le pénis coupé qui saigne encore (mensuellement) de sa coupure. Et la vierge irrévocable, une femme qui renvoie à la nullité du sexe masculin. N’a-t-elle pas éprouvé la puissance … de Dieu ? Que pourrait bien lui faire un homme après cela ? La Vierge, comme Méduse, renvoie le peintre masculin à sa féminité. Et la femme au miroir dans la peinture occupe la même place que l’autoportrait. Où se vérifie le rétablissement des signes : la peinture est femme et l’homme qui touche à la peinture devient femme. Théorème 3 : la peinture est un devenir-femme.

La photo de couverture de la revue Télérama, dans laquelle se trouvait un reportage sur la libération supposée de la femme en Afganistan, montre une femme retirant son voile devant un miroir. Image de la libération. C’est ce qu’on voit à première vue. A première vue, car il y quelque chose qu’on peut difficilement voir : le (la, en l’occurrence) photographe (il s’agit d’Isabelle Eshraghi) qui tient le rôle du peintre. Cette femme n’ôte pas son voile devant un miroir mais devant un photographe saisissant au miroir l’instant de ce dévoilement. L’intimité est derrière le voile. Mais c’est ici parce que le miroir est incapable de conserver la trace de ce dévoilement, qu’appel est fait au photographe. Et à un photographe féminin. Quand donc le peintre est femme, le piège ne fonctionne pas. C’est qu’il n’y a rien à châtrer, rien à féminiser. La peinture est féminine un point c’est tout.

3. Narcisse.

L’autoportrait commence à Narcisse – et la peinture aussi, selon Alberti (Della Pittura II) – comprenons : la peinture inversée. La peinture de l’homme. Echo qui soupire après lui est condamnée depuis longtemps à répéter les derniers mots qu’elle entend prononcer : « Y a-t-il quelqu’un près de moi ? », demande Narcisse ; « Moi », répond Echo. Narcisse rencontre là un premier miroir, le miroir sonore de l’écho. Et ce miroir est une femme (inversion). Puis le voici qui se passionne pour une image dans l’eau. Proprement médusé, « semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros», dit le texte d’Ovide. Pétrifié. Qu’est-ce qui peut ainsi pétrifier Narcisse si ce n’est la tête de Méduse que lui renvoie le miroir de l’eau. Voici Narcisse femme (retour avant l’inversion). La Version de Pausanias, différente de celle d’Ovide, raconte d’ailleurs que Narcisse reconnaît dans l’eau sa sœur jumelle : le même (jumelle) mais inversé (la sœur). Il peut scruter l’image tant qu’il voudra : « ce que tu recherches n’existe pas », dit le texte d’Ovide. Pas de sexe masculin. Son inversion, seulement, son absence : la femme. Où l’on vérifie une fois encore le théorème : la peinture est un devenir femme.

4. Autoportrait de la peinture au miroir convexe.

Dans les Flandres, au XV° siècle, à la différence de l’usage qui est fait en Italie du miroir plan propre à servir l’instauration de la perspective linéaire, on aime à se servir de miroirs convexes. Dans quel but ? Examinons l’un des plus fameux tableaux de cette époque, celui de Jan van Eyck : Les Epoux Arnolfini. Une des utilités du miroir est ici de faire apparaître les témoins d’un mariage afin que le tableau vaille acte notarié. On sait par ailleurs que ce qui caractérise la peinture flamande de cette époque, c’est qu’elle est entièrement symbolique et que le symbolisme y a la propriété d’être caché. Tout dans cette œuvre dit le mariage : la main levée dit le serment, le chien et les chaussures la fidélité, les fruits rappellent l’état d’innocence des fiancés, le lustre porte le cierge que l’usage veut qu’on allume dans la maison des époux, la statuette de Saint Marguerite, patronne de l’enfantement dit la raison du mariage. Dans cette profusion de symboles, le miroir fait exception. Certes, il dit, lui aussi quelques chose. Mais ce qu’il dit n’est pas une vertu, c’est un fait historique : la présence du peintre (et d’un autre témoin) à cette cérémonie. Parce qu’il n’a pas de fonction symbolique, le miroir occupe une place à part. D’abord, il a la propriété de faire entrer dans le tableau le point à partir duquel le tableau est peint. Il est donc dans le tableau mais le tableau est encore plus en lui. Ensuite, sa semi-sphéricité lui permet d’englober quasiment tout ce qu’il y a à voir. Il est le monde tout entier et en petit. Surtout, il témoigne de l’extraordinaire dextérité du peintre. De sa capacité à rendre le moindre détail de la réalité quelque soit la miniaturisation qu’on voudra imaginer. Au total, il faut admettre que Van Eyck et ses compatriotes jouent du miroir. Parce que toute la peinture s’y résume. Placés devant le tableau de Van Eyck (c’est vrai de Metsys, de Memling, de Cristus et des autres), irrésistiblement c’est le miroir qui finit par capter notre attention, par capturer notre regard, l’immobiliser, le fixer, le pétrifier.

Van Eyck, les flamands parviennent à faire du miroir qui est l’opposé de la peinture, l’autoportrait même de la peinture. Le miroir des Arnolfini n’est pas celui des Menines. C’est un tableau dans le tableau. C’est même plus que cela : c’est dans le tableau un tableau qui contient le peintre et le tableau. C’est Méduse avant que Persée ne lui tende son piège. Aussi bien, bannissant toute fugacité, le miroir est ici fait pour garder trace. Il doit valoir acte de mariage et signature des témoins. C’est donc ici le pouvoir pétrifiant de la peinture qui se trouve célébré, exactement comme, deux siècles plus tard, dans Les Menines de Velasquez. Si Van Eyck ni Velasquez ne subissent pas la décapitation-castration qu’on a notée ailleurs, c’est qu’ils ne font nullement d’eux leur autoportrait dans ces deux œuvres : c’est la peinture qu’ils peignent et elle seule. D’où le théorème 4 : la peinture c’est l’immortalité. Directe réciproque du théorème 1 : le miroir c’est la mort.


III. Le tableau-miroir (I quadri specchianti)

Chez Van Eyck, donc, le miroir est devenu un tableau. Parmi les artistes contemporains, il en est un qui a voué la presque totalité de son œuvre à la question du miroir. Je veux parler de ce représentant de l’Arte Povera qu’est Michelangello Pistoletto. L’autoportrait est le sujet premier de sa peinture. Celui de 1971 est ambigu. Il s’agit du portrait de l’artiste tenant un portrait de femme. Ou bien, plutôt (car on ne voit guère l’intérêt de cette première proposition) de l’artiste se considérant dans un miroir lui renvoyant en image une tête de femme. Ou bien l’artiste tenant entre ses mains son autoportrait « en femme ». Caravage n’est pas loin. La thématique est inchangée. Puis cet autre tableau de 1978 : un miroir brisé reflétant la pièce dans laquelle il se trouve, comme le miroir de van Eyck. Mais surtout ce troisième, de 1987, qui renoue avec une longue série débutée en 1962 : celle des quadri specchianti (les tableaux-miroirs). Sur une surface réfléchissante, un personnage grandeur nature peint ou collé, dans une attitude ici dynamique, mais le plus souvent statique, prend place. Son environnement devient alors celui que reflète la surface qui l’entourne, y compris le spectateur qui passe ou s’arrête devant l’œuvre. Si chez van Eyck le miroir est devenu un tableau, symétriquement, chez Pistoletto, c’est le tableau qui devient un miroir, renouant avec la métaphore platonicienne.

Comment fonctionne ce dispositif ? Est-il aussi platonicien qu’il en a l’air ? Le miroir de Platon donne une instantané de ce qui se reflète en lui. Encore une fois, l’image s’efface aussitôt. Le miroir ne garde rien. Amnésique. Le tableau-miroir de Pistoletto est exactement le contraire. Chaque personnage collé ou peint sur la surface réfléchissante (autant d’autoportraits de l’artiste), est figé dans l’instant de sa pose. Mais cet instant sort précisément de son instantanéité d’être constamment environné par les changements qui se reflètent (changements de lumière, passage renouvelé de nouveaux spectateurs). Le tableau-miroir prend en compte la dimension du temps. Le tableau-miroir assure la continuité du passé au présent. Il est une mémoire, au contraire du miroir platonicien ; mieux, une conscience. En un mot, il est devenu le peintre.Le miroir de van Eick était un autoportrait de la peinture, le quadro specchianto de Pistoletto est un autoportrait du peintre. Evidemment pas au sens habituel et précédemment évoqué. Il faut écrire « peintre » avec un grand « P ». Mieux, il faudrait dire non « du peintre » mais « du peindre ».

Un second type d’œuvres de Pistoletto est propre à éclairer cette trouvaille : les oggeti in meno. Les «objets en moins ». « Mes œuvres ne sont pas des constructions ou des fabrications de nouvelles idées, déclare l’artiste, tout comme elles ne veulent pas être des objets qui me représentent » (ce ne sont pas des autoportraits du peintre). « Ce sont des objets au travers desquels je me libère de quelque chose. Ce ne sont pas des constructions mais des libérations. Je ne les considère pas comme des objets en plus mais comme des objets en moins ».


JR 09 12 2003
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On se reportera avec intérêt au blog Wodka http://wodka.over-blog.com/categorie-878593.html très riche en illustrations sur le thème du miroir dans la peinture dans un article intitulé Jeux de Miroir. 
A l’article aussi de Jacques Darriulat Le Tableau et le Miroir mis en ligne en 2008 http://www.jdarriulat.net/Essais/Tableau%20et%20Miroir/TableauMiroir.html