LES SIX REGARDS SUR L’ŒUVRE D’ART
Jacques ROUVEYROL
1. Il faut d’abord se souvenir de ce qu’une peinture, une sculpture étant d’abord des images, cela n’a pas été sans poser des problèmes importants quant à la question du regard du spectateur sur une œuvre d’art.
- En premier lieu, la culture islamique et la culture judaïque excluent que l’on puisse représenter des figures. On craint le retour de l’idolatrie païenne.
- Il faut, en second lieu, se souvenir de la crise de l’iconoclasme, au VIII° siècle dans l’empire byzantin, qui aboutit à l’interdiction de produire des images et à la destruction des icônes existantes. Pour les mêmes raisons.
- Il faut savoir encore que, dans ce même empire qui en rétablit le culte en 787, l’image (l’icône) du Christ, de la Vierge, des saints n’est pas un portrait mais la présence-même de la divinité en sorte que l’icône se présente au spectateur comme une image à vénérer.
- C’est ce que ne connaît pas l’Occident chrétien pour lequel l’image (peinte ou sculptée) n’est pas sacrée encore qu’elle soit religieuse, mais se donne comme un symbole invitant le spectateur à adopter une conduite nouvelle : celle qui consiste à faire l’effort de dépasser le plan naturel de la contemplation d’une œuvre vers le plan spirituel de la révélation des intentions divines.
Au total donc : trois regards :
- Le regard païen : adoration de l’image prise pour la divinité elle-même.
- Le regard byzantin : vénération de l’image comme lieu de la présence du divin.
Idole de Klisevac (Préhistoire) – Christ Pantocrator (Fin XV°S) – Visitation (Vezelai XII°S)
- Au XVII° siècle, la Réforme, à son tour, refusera la représentation du divin.
2. Il faut ensuite se demander ce que signifie l’expression : « spectateur » d’une œuvre d’art. Et à partir de quand elle commence à apparaître et à avoir un sens.
- Les regard païen, byzantin et chrétien du Moyen-Âge ne sont pas des regards spectateurs parce que ce qu’il y a à regarder n’est pas de l’ordre du spectacle. Le spectacle, au Moyen-Âge, c’est la représentation du Mystère sur le parvis des cathédrales et, à la rigueur, les processions où l’effigie des saints ou de la Vierge est mise en scène sur un trajet donné.
-Le spectacle, au sens que nous lui donnons, apparaît plutôt à la Renaissance et s’exaspère dans le maniérisme (en particulier dans les fêtes dont le baroque retrouvera le goût au XVII° siècle).
- A la Renaissance, parce que l’invention de la perspective axe tout sur l’œil de celui qui regarde le tableau.
- Au XVI° siècle maniériste parce que tout est ordonné théâtralement (tableau, sculptures, fêtes) de manière à produire des effets (qu’on dirait aujourd’hui « spéciaux » ou « spectaculaires »)
Il y a donc un quatrième regard :
-Le regard moderne ou regard spectateur : perception de l’image comme spectacle.
3. Le regard spectateur.
Il n’est, par définition, jamais passif. Soit une nature morte hollandaise du XVII° siècle, c’est-à-dire une vanité. Elle invite le spectateur à la méditation sur la fragilité, sur la vanité précisément des biens de ce monde, des choses humaines et cela, à partir d’un déchiffrage minutieux du tableau. Celui-ci n’a pas (ne devrait pas avoir) de valeur décorative mais une valeur emblématique (il a une signification d’ordre moral). De même pour la scène de genre inventée par ces mêmes hollandais privés du droit de représenter la Bible (scènes de cabaret et autres) qui suscitent à la fois du plaisir par la contemplation voyeuriste d’attitudes peu conformes aux bonnes mœurs (fête des sens) à laquelle elles invitent et une méditation encore, d’ordre moral, qui justifie leur existence en terre protestante. La peinture d’histoire, enfin, en appelle à la culture du spectateur, nécessaire à la compréhension des scènes bibliques, mythologiques ou historiques qu’elle donne à voir.
Toutefois le spectateur est plus ou moins amené à être actif jusqu’à, dans le happening, devenir acteur.
On remarque alors une corrélation entre l’activité de l’artiste et celle du spectateur. Corrélation qui peut surprendre car on pourrait s’attendre à ce que plus l’artiste est actif plus le spectateur est passif. Or il n’en est rien.
- Soit l’abstraction géométrique telle qu’elle culmine, par exemple, dans le néoplasticisme de Mondrian. De quoi s’agit-il ? Ni plus ni moins que d’exprimer au moyen de la symétrie et de l’asymétrie formulées par la rencontre à la surface de la toile des perpendiculaires, la loi-même de la Nature, la loi objective du Monde. Une loi devant laquelle l’artiste comme le spectateur (devenu contemplateur) n’a plus qu’à s’effacer.
Mondrian, 1930 Composition with Yellow Patch, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Dusseldorf
- Soit encore, dans les années 1950-1960, les œuvres de l’américain Franck Stella. En réaction à la peinture gestuelle dans laquelle s’exprime la subjectivité de l’artiste (Pollock, De Kooning, etc.) il propose à la toile elle-même de dicter le dessins de la composition. Cette nouvelle abstraction, sans rapport avec l’abstraction géométrique exclut toute action de la part de l’artiste comme du spectateur.
Stella, 1962 Gran Cairo, New York,Whitney Museum of American Art
- A l’opposé, le cubisme réclame au spectateur déjà un travail de reconstruction inverse du travail de déconstruction réalisé par l’artiste. Un regard éminemment actif.
Picasso, 1912-1913 Guitare à 4 faces
Pollock, 1950 Autumn Rhythm
- A l’opposé encore le regard du spectateur d’un dripping de Pollock n’est pas moins actif que le bras et le corps du peintre qui l’ont réalisé..
4. Ainsi de la Renaissance à la Nouvelle Abstraction en passant par le cubisme et l’action painting, c’est toujours le quatrième regard qui se trouve mis à contribution mais dont on découvre qu’il peut varier :
- Du regard spectateur passif (à la limite)
-Au regard spectateur plus ou moins actif (selon que le geste créateur a été lui-même plus ou moins actif).
-Au regard spectateur plus ou moins actif (selon que le geste créateur a été lui-même plus ou moins actif).
5. Dans les années 60 une nouvelle variété de regard spectateur apparaît ou, pour mieux dire : c’est dans l’abolition du regard spectateur un nouveau regard qui se fait jour. Un cinquième regard :
-Le regard acteur.
On le voit apparaître dans les années 50 :
-Dans l’environnement (qui succède à l’assemblage). En pénétrant dans l’œuvre, le spectateur en devient un élément et contribue à sa constitution. On dira que, déjà au Moyen-Âge, entrer dans une église c’était entrer dans un environnement. Pourtant, celui qui pénètre dans cet espace ne contribue en rien à sa constitution. L’environnement n’est pas une œuvre au sens où une église en est une. Il se donne comme un révélateur. Il emprunte à la ville ses éléments et sa structure. Le spectateur qui est en lui comme dans la ville découvre, à partir de lui, sa ville comme un environnement. C’est pourquoi, pas plus qu’il n’y aurait de ville sans citadin il n’y aurait d’environnement sans l’acteur citadin.
Alan Kaprow 1967 Yard at the Martha Jackson Gallery in New York.
-Avec le happening un pas de plus est franchi. On ne pénètre plus dans une œuvre embryonnaire qu’on achève de sa présence, on réalise avec des actions cette œuvre. C’est dans le happening que le spectateur se découvre le plus manifestement acteur (et découvre sa ville comme le produit de son action). Le happening n’est rien de fondamentalement différent de l’environnement, il en est seulement la forme la plus exacerbée.
Alan Kaproxw, 18 happenings in 6 parts 1959
-L’Art cinétique moins sans doute que les deux formes ci-dessus évoquées, place le spectateur en position d’acteur en ce que son déplacement par rapport à l’œuvre modifie l’apparence de cette dernière. En fait-elle pour autant un acteur ? C’est douteux.
Car
a. Il s’agit encore ici d’un spectacle.
b. D’un spectacle (comme toujours) basé sur l’œil du spectateur, ce que la peinture de la Renaissance a inventé depuis longtemps.
c. La pratique ancienne de l’anamorphose (qui joue des inventions de la perspective) plaçait le spectateur dans une situation un peu analogue.
Holbein, 1533 Les Ambassadeurs National Gallery, Londres
Les Ambassadeurs de Holbein, par exemple, ne révèlent leur secret que pour qui s’agenouille devant le tableau, à gauche, à la verticale du crucifix.
La seule différence est que dans l’art cinétique tous les points de vue réagissent. Dans l’anamorphose, deux seulement sont pris en compte : celui où le tableau révèle son secret et ceux où il ne le révèle pas.
C’est donc encore du regard spectateur que relève l’art cinétique.
-Quant à l’Art conceptuel, il présente le paradoxe d’avoir supprimé le spectacle. Il n’y a à la lettre rien à voir. Seulement à penser, à concevoir. Pas de spectacle. Pourtant l’œuvre exige, comme telle, la réalisation de l’idée (sa matérialisation). Mais par qui ? Par celui qui porte sur un mur un Wall Drawing de Sol LeWitt ? Celui-là n’est pas le concepteur de l’œuvre. C’est celui qui a acquis l’œuvre (le droit de la matérialiser) : le collectionneur, le musée et le spectateur (qui s’est acquitté d’un droit d’entrée, d’une manière ou d’une autre).
Mais l’œuvre proprement dite ne réside justement pas dans sa matérialisation qui la rend « spectaculaire », ce qu’elle refuse précisément d’être. Avec l’art conceptuel c’est peut-être un sixième regard qui advient sur la scène artistique :
-Le regard aveugle.
6. L’art a donc à ce jour, semble t-il mis en œuvre non pas seulement un regard spectateur, mais une multiplicité de regards dont le regard spectateur n’est qu’un moment : celui qui correspond à l’art moderne né à la Renaissance et que seuls les derniers développements de l’expressionnisme abstrait (environnement et happenings) sont parvenus à abolir.
En résumé :
-Le regard païen ou idolâtre.
-Le regard byzantin ou iconique.
-Le regard occidental chrétien ou symboliste.
-Le regard spectateur ou moderne (de presque passif à plus ou moins actif)
-Le regard acteur.
-Le regard aveugle
Appendice : Regard sur l’œuvre d’Anish Kapoor.
L’œuvre d’Anish Kapoor apparaît comme un travail sur la perception, donc sur le regard. Plus précisément le regard spectateur. Regard qu’il surprend d’abord puisque nombre des sculptures qu’il donne à voir sont en creux.
Anish Kapoor
Qu’il surprend encore en lui présentant des présences fantomatiques insaisissables, évanouissantes comme Ghost (1997) ci-dessous :
Au cœur de la pierre, un vide parfaitement poli qui fait que le spectateur s'y reflète encore que de façon peu distincte.
Qu’il surprend encore pas tant, cette fois, au sens de la surprise mais au sens d’être pris en défaut en présentant à qui s’approche l’invisible de l’infini dans ces « oreilles » incrustées dans les murs et dont le conduit mène vers une zone d’invisible (alors qu’on sait qu’il n’est creusé que de quelques dizaines de centimètres). Qu’il prend tellement en défaut qu’il le met en contact avec l’invisible absolu tel ce tapis de pigment noir sans épaisseur à la surface du sol et qui paraît un trou abyssal. Ou encore ce mur qui vu de face paraît d’une parfaite planéité mais qui, dès qu’on le perçoit de profil, présente une cavité :
Anish Kapoor 2005 Sister
L’originalité de l’œuvre de Kapoor (mais le trompe l’œil maniériste et surtout rococo ne l’avaient-ils pas déjà tenté ?) c’est donc d’amener le regard spectateur à s’interroger sur lui-même. Sur son fonctionnement. Sur ses disfonctionnements. Sur ses limites. Dans ces anti-sculptures que sont les sculptures en creux et qui sont autant d’yeux qui regardent le spectateur les regarder, sans doute est-ce le regard spectateur qui se donne à voir à lui-même et qui forcé d’être actif finit par se découvrir aveugle.
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