LA PERSPECTIVE EN PEINTURE, CINQ SIECLES DE
MALENTENDUS
Jacques ROUVEYROL
1. Une certaine idée, une
certaine habitude de la peinture nous empêchent de considérer comme il
convient, de comprendre ce qu’ont été la peinture et l’art en général avant la
Renaissance et, de la même manière de comprendre ce qu’ils sont aujourd’hui.
Cette idée, c’est celle de la perspective.
Il se trouve en outre qu’il
s’agit là d’une idée fausse qui fausse encore notre vision de l’art même de la
Renaissance.
Ce sont quelques uns de ces
malentendus que l’on va tenter de dénoncer aujourd’hui.
I. LE MOYEN ÂGE.
2. Voici une œuvre
impressionniste de Monet (Margueritte Lecadre au Jardin 1866-1867). Il
n’est rien d’autre à faire que de la voir.
Voici une œuvre baroque de Rubens
(L’Enlèvement des filles de Leucippe.1618).
On peut la voir,
certes, en apprécier la composition. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore savoir.
Savoir qu’il s’agit d’une allégorie du salut de l’âme, que ce sont les jumeaux
Castor et Pollux qui procèdent à ce rapt des filles du roi de Messène.
Voici enfin une œuvre flamande du
XV° siècle (Annonciation 1428 d’après le panneau central du Retable
de Mérode) exécutée par le Maître de Flémalle (Robert Campin ?).
On
peut encore la voir. Il faut en outre aussi savoir (qu’il s’agit
là d’une Annonciation). Mais ce n’est pas suffisant. Il faut encore comprendre.
Dans cette image se cachent des symboles qui demandent à être
interprétés (les deux livres, le foulard dans l’un des deux, les lys, le
tableau sur la cheminée, les personnages sculptés sur la cheminée, ceux qui
ornent les accoudoirs du banc, etc.).
Se borner à voir c’est se
condamner à ne rien comprendre et à méconnaître le sens de ces œuvres
médiévales.
3. Se borner à voir engendre un premier
malentendu : « c’est beau ! ». (L’Eve d’Autun, par exemple).
Une œuvre médiévale
n’est pas belle. Elle n’est pas faite pour être belle.
L’ idée de la beauté,
certes, nous vient de Grèce. Mais le Moyen Âge la met entre parenthèses. Elle
n’est redécouverte qu’à la Renaissance lorsque l’aristocratie, dans un souci de
rivalité, de prestige, distingue les meilleurs artisans pour en faire des artistes,
distingue les meilleures œuvres en les décrétant belles et se
distinguent eux-mêmes en se qualifiant d’homme de goût, inventant d’un
même coup : la beauté, l’art, le goût et la critique.
Ce n’est donc qu’après coup
que l’Eve d’Autun se voit embellie.
4. Se borner à voir
engendre simultanément un deuxième malentendu : « c’est
maladroit ! », ou encore «ce n’est pas réaliste ». Témoins
ces chapiteaux représentant Le peuple aux grandes oreilles au linteau de
Vézelay (encore qu’il s’agisse là d’une vision fantastique) ou cet Orant
de Saint-Benoît-sur-Loire, visiblement « déformé ».
Ce n’est pas évidemment qu’on ne
sache pas sculpter la forme humaine, c’est qu’à l’âge roman, au XII°
siècle, la sculpture est subordonnée à l’architecture. En bref, le mur
commande. On sculpte en haut ou bas relief, pas en ronde bosse. On ne sort
pas du mur. La sculpture a donc en premier lieu à se plier au cadre
(L’Homme arcade de Saint-Genis, 1010-1020).
Elle a en second lieu à se
soumettre à la
trame du lieu dans lequel elle s’inscrit (par exemple à
la trame du chapiteau corinthien :
Daniel dans la Fosse aux Lions vers 1130-1140, Moissac Cloître).
On l’a dit, c’est le mur
qui domine et qui dicte à la figure sa forme (donc ses
« déformations »).
C’est si vrai qu’en peinture (la
fresque) toute profondeur est bannie en ce qu’elle percerait le mur. La
fresque doit au contraire souligner sa planéité. De là le refus de toute
perspective et les « déformations » rendues nécessaires pour faire
tout figurer dans le plan.
5. Il en résulte un espace
qui n’a rigoureusement rien à voir avec celui qui sera mis en place à partir de
la Renaissance.
Cet
espace n’est en rien
l’espace
homogène de la géométrie. Il est formé de
lieux.
Voici : pour chaque objet,
un lieu (et un seul) et pas de
lieu
sans objet (pas de vide). Soit un chapiteau (
La Lapidation de Saint Pierre
1125-1135, à Autun).
Chaque figure
occupe un lieu. Chaque lieu se presse
contre son voisin et est pressé contre lui. Pas de vide. Un chapiteau sculpté
est
une somme de lieux. C’est la même chose pour un tympan (par exemple
celui de l’
Apocalypse à
Moissac).
S’il y a une
perspective,
elle est
hiérarchique. Le lieu
le plus grand et
le plus central
est occupé par le personnage principal (dans cet exemple : Dieu). Viennent
ensuite des lieux
plus petits et
plus marginaux occupés par des
personnages secondaires (ici, par ordre décroissant et
« latéralisant » : le
Tétramorphe (rouge), deux Séraphins (bleus) et,
pour finir, les vingt quatre vieillards de l’
Apocalypse (jaune)).
6. Voilà donc le minimum de ce
qu’il faudrait savoir pour éviter les malentendus qui nous empêchent ne
serait-ce que d’accéder à la production « artistique » du Moyen Âge.
Ajoutons-y l’ Ancien et le Nouveau Testaments, La Légende
dorée de Jacques de Voragine (qui rapporte l’ensemble des légendes
sur les saints, La Physique d’Aristote et toute la théologie médiévale
de saint Augustin à saint Thomas d'Aquin.
II. LA RENAISSANCE.
7. La Renaissance a aboli cet art
là en transformant l’espace de ses représentations. Mais ce n’est pas
comme nous le croyons généralement.
8. Nous nous figurons, en effet,
que l’espace inventé par la Renaissance est plus propre que celui du
Moyen Âge à nous restituer notre vision naturelle du monde et des
choses. Nous voyons une rue en perspective, c’est-à-dire : nous la
voyons telle que ses deux trottoirs se rejoignent en un point à une certaine
distance.
Ceci est un nouveau, un troisième
malentendu. Le schéma d’Abraham Bosse (Les Perspecteurs), illustrant
un ouvrage du mathématicien Desargues sur la Perspective, manifeste à
l’évidence que c’est là une vision de cyclope, une vision monoculaire
et, somme toute, une vision de l’esprit. Naturellement, nous ne voyons
pas de la sorte.
9. Au moins nous restitue-t-elle
une vision objective des choses, respectant leurs formes, leurs
proportions, leurs rapports objectifs (toutes choses indépendantes de notre façon
de les voir). C’est là un quatrième malentendu.
S’il est une vision objective,
on ne saurait l’attribuer qu’à Dieu. C’est celle que met en scène La Vierge
au Chancelier Rolin de Jan Van Eyck ou Les Jeux d’Enfants (1560) de
Pierre Brueghel, le premier précis jusqu’au détail de l’avant à l’arrière plan,
le second présentant de façon exhaustive (encyclopédique, comme la connaissance
divine) une activité sur laquelle il prend une vue plongeante étrangère à l’œil
humain.
La vision perspective est on ne
peut plus subjective, au contraire. Témoin l’invention par laquelle
Brunelleschi, son premier promoteur, entend la faire entrer dans la
pratique : la tavoletta qui exige du spectateur qu’il adopte un
point de vue et un seul en se plaçant à un certain endroit bien précis et en
collant son œil dans le trou prévu par le dispositif.
10. Sur cette naissance de la perspective
les malentendus ne manquent d’ailleurs pas. Et voici, par exemple un cinquième malentendu.
Il s’agirait là d’un événement historique. Tout montre le contraire.
Cela se passe en un lieu précis (Florence), à un moment précis (1420) Défini en outre comme une re-naissance) et se trouve
attribué à un homme précis (Brunelleschi). Tout cela aurait pu commencer
par « il était une fois… » ou « au commencement… » :
nous sommes dans le mythe, dans une tradition, pas dans
l’histoire. On verra comment la perspective s’est inventée progressivement.
11. On
a encore voulu, c’est un sixième malentendu, que cette naissance et ce
développement de la perspective, ait été en rapport avec un développement
parallèle de l’architecture. Une architecture volontiers géométrique aurait
conduit les peintres souhaitant représenter dans leurs tableaux des décors
architecturaux à utiliser un excellent moyen de les rendre : la
perspective (témoins les panneaux dits d’Urbin, vers 1460 et de Baltimore).
Et il est vrai que Brunelleschi est l’auteur du magnifique dôme « de
Florence ». Il n’en reste pas moins que dans la réalité,
l’architecture nouvelle date de la fin du XV° siècle et que loin d’être à
l’origine des vedute, elles en constituent des imitations.
12.
Ainsi, la perspective n’est pas née en un jour, comme le voudrait le mythe (ce
qui est resté dans notre esprit). Mais elle ne constitue pas davantage comme un
septième malentendu le laisse entendre, la découverte fondamentale
du Quattrocento (du XV° siècle). D’autres méthodes de restitution de
l’impression de profondeur sont recherchées parallèlement à
l’utilisation de la perspective. Celle-ci n’est qu’une méthode parmi
d’autres.
Et la
plus importante est empruntée à la
scène de théâtre ; c’est celle
de la
ségrégation des plans (Ghirlandaïo,
Visitation 1486). Pas
de point de fuite unique, dans cette œuvre, mais une succession de plans,
étagés, qui
figurent la profondeur.
Une
autre méthode (empruntée celle-là à l’art hellénistique) est celle de la
veduta
(
Homme en Armure, par exemple de Piero di Cosimo, avec sa
« vue » sur la Piazza della Signoria et le Palazzo Vecchio de
Florence). La profondeur est ici
suggérée par l’existence d’un
plan
situé derrière le mur auquel se trouve collé le personnage.
13.
Même lorsqu’elle est utilisée, la perspective est d’abord détournée de
l’usage que nous croyons devoir lui prêter en fonction d’un huitième
malentendu. Elle est utilisée, dirons-nous, « médiévalement »,
c’est-à-dire symboliquement. Non pas, donc, pour représenter l’espace
ordinaire de notre vision, mais pour mettre en évidence les distorsions
qu’implique la représentation du divin dans l’ordre terrestre ou humain.
a. La Trinité de Masaccio (1425) en est un bel exemple. Toute
l’architecture est construite en perspective et en contreplongée. Les
personnages humains subissent les conséquences de cette construction. Mais la
croix, le Christ et le Père y échappent, perçus à hauteur de regard.
Cela ne signifie rien d’autre que ceci : il s’agit là d’une vision.
Le céleste quand il apparaît dans le terrestre échappe à ses lois. Un lieu
ne vient jamais dans l’espace.
b. Un certain nombre d’Annonciations
utilisent de façon paradoxale la perspective. C’est même un des thèmes dans
lesquels elle est le plus tôt et le plus fréquemment utilisée. Pourquoi ?
Le but de l’
Annonciation en peinture n’est rien
moins, à l’époque, que de réaliser un impossible tour de force :
figurer
l’Infigurable. L’
incarnation. On va voir comment l’usage «
non
renaissant » de la perspective va y contribuer.
Voici d’abord cette
Annonciation de Domenico
Veneziano (1445).
Les lignes de fuite convergent bien toutes vers
un point
et un seul. Ce point est situé sur une porte fermée (symboliquement, l’immaculée
conception, est l’introduction dans le ventre de Marie du Verbe divin qui la
féconde, sans qu’aucune « porte » ne soit forcée. Cette porte est
celle de l’
hortus conclusus, le Jardin Fermé, qui se trouve derrière la
muraille est qui est le ventre de la Vierge. La perspective linéaire
désigne
ce point de passage. Or, à la
considérer de près, cette porte, elle est dotée d’un loquet
disproportionné,
justement. Signe de la venue de l’
incommensurable dans le
commensurable
qu’introduit par la
construzione legittima.
Voici ensuite une autre observation. Dans nombre d’
Annonciation
(par exemple celle de 1430-1433 de Fra
Angelico ou celle de 1440-1445 de Giovanni di Paolo et encore de bien d’autres)
les lignes de
fuite convergent toute vers
une colonne qui se trouve
en premier plan ou en
plan rapproché, de sorte que paradoxalement
le point dit « de fuite » se trouve ramené vers l’avant.
On comprendra mieux le sens de cette
« aberration » en observant l’
Annonciation de 1344 d’Ambrogio
Lorenzetti.
D’abord, au sol, un dallage avec point de fuite sur la colonne
centrale. On est ici
sur Terre. Là les objets obéissent à des lois bien
précises (proportionnalité en fonction de la distance, passage des objets les
uns devant ou derrière les autres (la colonne devant la robe)). Ensuite, en
haut (au-dessus de la ligne d’ « horizon » du dallage) le retour
au plan byzantin. Un « fond » doré (lumière céleste) sur
lequel ne se « détachent » pas mais sont peints les deux
protagonistes, de profil, comme dans la tradition byzantine. Nous sommes au
Moyen Âge. Au centre, recevant le point de « fuite » du carrelage, là
encore, la colonne. Qui
apparaît sur le sol mais
disparaît sur le
fond doré, se
fondant en lui. Lisons de haut en bas, comme il se doit
dans une
Annonciation :
le divin vient à se matérialiser dans le
monde (Incarnation). On dira peut-être que la colonne est
« effacée ». Il n’en est rien : elle
est du
« ciel » (de l’or). En témoigne le texte qui ne passe
ni devant,
ni derrière.
« Non es (palme) t impo (colonne) ssibile… »
Ainsi la colonne (mais ce n’est pas nouveau dans
l’iconographie médiévale) est-elle
la figure du christ incarné.
C’est ce dont témoigne cette autre
Annonciation de 1455 de Piero della Francesca ou la
colonne représente la partie inférieure de la
croix qui structure le
panneau.
C’est encore plus évident dans l’
Annonciation de
1470 du même Piero della Francesca.
Là, la colonne, qui recueille le point de
« fuite » au premier plan est située
entre l’ange et la
Vierge. Comme il serait absurde de penser que l’Ange ne voit pas la Vierge
qu’il vient rencontrer, il faut admettre que cette colonne constitue
le message même celui de l’
Incarnation.
Entre l’Ange et Marie, le texte de l’Ange et la réponse de la Vierge
figurés
sous la forme de la colonne.
Particularité que l’on retrouve dans l’
Annonciation
de 1470 de Francesco del Cossa.
Cet
usage « anormal » de la perspective
dans les
Annonciation se manifeste encore de nombreuses manières.
Dans l’
Annonciation de 1343-1344 de Fra Angelico, la
chambre de la Vierge (on y découvre les objets habituels que sont le coffre et
le rideau de lit) est, selon les lois de la perspective, située…
derrière,
hors du bâtiment.
C’est que le mystère de l’
Incarnation n’entre pas
dans la
commune mesure des choses terrestres. On notera que la colonne,
là encore, tient
lieu d’une partie du message :
(Colonne)
« ECCE ANCILLA DOMINI (FIAT MIHI SECUNDUM) VERBUM
TUUM »
Revenons un instant à l’
Annonciation de Francesco
del Cossa.
L’observation des lois de la perspective conduisent à mettre en évidence
un nouveau paradoxe : Dieu (protagoniste essentiel de la scène) est réduit
à une figurine en haut à gauche dans le ciel, alors qu’un escargot (réputé pour
sa fécondité, il est vrai) trône, ostentatoire, au tout premier plan. Voici de
cela la leçon :
ce que tu vois là, l’ange et la Vierge, n’est pas ce
qui s’y passe, sinon un escargot aurait plus de poids, plus d’importance
que Dieu le Père.
L’
Annonciation de 1486 de Carlo Crivelli est une
démonstration d’habileté
perspective.
C’est lui-même qui l’affirme avec cette multiplication des lignes
et des architectures. C’est qu’il va s’agir de montrer
l’incapacité de la
perspective à figurer l’Infigurable qui est l’objet de cette scène. Au
premier plan, deux objets incongrus : une pomme et une courge. Ce ne sont
pas des
objets mais des
signes au spectateur adressés.
Ce que
tu vois là n’est pas ce qui s’y passe, encore une fois. Un peu plus
haut, en trompe-l’œil, un paon. Encore un
signe. Tous les signes disent
ici la même chose :
nous sommes des signes. De quoi ? De ce
que la perspective qui
rend possible le trompe-l’œil, ne rend pas
possible de
figurer l’incarnation qui est ici en jeu. D’où ceci que le
rayon fécondant 1) part d’un nuage-Dieu situé à l’aplomb du point de fuite du
tableau (le même point, mais
côté ciel), 2) traverse le tableau
en
diagonale et
dans le plan, non dans la profondeur.
III. LE MONDE MODERNE ET
CONTEMPORAIN
14.
L’espace moderne et contemporain ne s’est pas plus construit en un jour que
celui qu’on attribue à la Renaissance. Un certain nombre de malentendus
nous empêchent encore d’y accéder.
Cet
espace s’est constitué sur les ruines du précédent. On pouvait s’y attendre. Il
faut donc d’abord assister à la destruction de celui-là pour tenter de
comprendre la construction de celui-ci.
15. D’abord,
on a cherché à montrer
autrement la profondeur. Sans
veduta, sans
ségrégation des plans, sans
perspective. C’est ce que fait Manet
avec son
Fifre (1866). Et chose remarquable, il le fait en se servant du
châssis et de ses
bords. La profondeur n’est pas donnée par la
couleur ou le dessin, mais par le
rapport du personnage à la surface de
la toile tendue sur le châssis.
16.
C’est incomparablement plus rempli de promesses que la solution de Van Gogh (Blés
jaunes, 1889) qui utilise le contraste des valeurs, constatant que le rouge
ou le jaune rapprochent, le vert ou le bleu éloignent. Kandinsky et une partie
de la peinture abstraite (lyrique) vient de là.
17.
Mais, c’est Manet et son Fifre (et avec lui sans doute Degas et sa Marie
Cassat) qui ouvre la voie vers le nouvel espace. Picasso et le cubisme n’en
sortent pas mais sont sur la même longueur d’onde.
Voici
La
Pomme (1909-1910), sculpture en plâtre.
Elle ne va pas jusqu’au
lisse
des sculptures renaissantes ou classiques. On s’arrête quand la
figure de
la pomme apparaît. Du coup, elle n’est nullement intégrable dans un espace
perspectif
où l’air et la lumière glisseraient sur elle sans l’affecter (
Nature morte
aux raisins de Juan de Espinosa, 1645-1655). Elle
provoque un
espace. Un espace auquel elle
arrache des éclats et qui la
mord à
son tour. En un mot,
elle n’est pas sculptée dans l’espace, elle
est le résultat d’une sculpture de l’espace.
Dans le
Portrait d’Ambroise Vollard de 1910, de Picasso, encore, il devient
clair que la toile est comme un
bloc d’espace à sculpter.
Que chaque
portion de cet espace rivalise avec les autres pour venir en avant dans le seul
plan qui compte : le premier. Que chaque portion y parvient en effet, mais
seulement partiellement.
Non, on
ne voit pas ici l’essence des objets dont la Renaissance nous aurait
présenté seulement les apparences (comme le croit Fermigier). Non, on
n’a pas ici davantage un espace tactile pour aveugles (comme l’imagine
Paulhan). Mais un tableau qui est un bloc d’espace (comme un mur du XII°
siècle) dans lequel il faut sculpter en ronde bosse (comme à la Renaissance)
mais dans le plan. On a ce que Cézanne avait déjà préparé : un
espace compact où tout est figure et fond à la fois, où ce qui
« entoure » l’objet est soi-même entouré par l’objet. Le tableau se compacifie.
18. La
phase suivante sera abstraite (mais ni lyrique comme avec Kandinsky ni géométrique
comme avec Mondrian) et américaine (new yorkaise).
Morris
Louis (
Beta Zeta 1960-61)
laisse la toile apparaître et entre et sous les
couleurs (coulures). Le tableau devient
un objet. Jules Olitsky (
High
A Yellow, 1967) se borne à colorer la toile pour qu’on la remarque mieux. Franck Stella va plus loin : c’est au cadre, au châssis de concevoir la
toile (
Grand Cairo 1962).
Celle-ci ne
représente plus rien :
ni un
objet comme une toile renaissante, ni le
sujet qui la
réalise, comme les
dripping de Jackson Pollock, pas même un jeu des
couleurs (
Impress of India 1965) puisque comme Andy Warhol, Stella eût
aimé que des machines (Tinguely en réalisera, humoristiquement) soient à même
de s’arranger toutes seules pour réaliser des tableaux. De la même façon,
Jasper Johns peint (réplique) des objets qui
sont déjà des
« tableaux » : cibles ou drapeaux (
Flag 1954-1955). Jean
Pierre Raynaud reprend l’idée avec ses drapeaux (
Drapeau cubain 2000) ou
d’autres « signaux »(
Mur Sens interdit 1970).
19. Le
tableau est devenu un objet, pas tout à fait comme un autre, certes, mais un
objet tout de même. «Pas tout à fait comme un autre ». Il demeure un
« tableau ». Il est revenu à Rauschenberg (bien plus qu’à Picasso ou
Schwitters) de faire un pas de plus en faisant communiquer le
« tableau » avec la réalité dans laquelle il prend place. Ce sont les
combine paintings (
Bed,1955, ci-dessous ;
First Landing Jump 1951) qui mêlent à la peinture des objets qui ne
doivent rien à la peinture : un lit, une chaise, une chambre à air, un
oiseau empaillé, etc.
20. Il
n’y a plus qu’à décrocher le tableau, ôter la toile et la peinture qui va avec
et installer des objets dans l’espace de l’exposition (galerie, musée,
rue, appartement, etc.). Par exemple :Kawamata Tadashi Installation à
la Synagogue de Delme 1988, ci-dessous ou Dona Noël Etendoir 2, 1996).
21. Que
conclure de cette évolution ? D’abord, qu’elle est tout entière
tournée contre la perspective et qu’accéder à l’art contemporain
exige qu’on cesse d’apprécier ses productions à travers un regard qui n’est
plus de notre temps.
Ensuite,
que l’histoire ne se répète pas. L’espace « volumique » de la
Renaissance succède à l’espace plan des lieux du Moyen Age. Lentement mais
sûrement. L’espace contemporain ne constitue pas un retour à celui du Moyen
Âge, même si on a vu le tableau refluer vers le plan de sa surface ce qui s’est
trouvé explicité dans le mouvement qui s’est nommé Supports-Surfaces (Viallat,
Dezeuze, Devade, Hantaï). Tout simplement, il n’y a pas d’espace
contemporain.
Au
Moyen Âge comme à la Renaissance, on représente quelque chose,
symboliquement, dans le premier cas, visuellement dans le second. A
partir de Manet, mais lentement et avec de multiples hésitations, la représentation
commence à s’évacuer (Olympia, 1863 n’est pas une scène,
c’est un tableau). Elle va bientôt laisser la place à la présentation.
Et c’est tout le contraire. Si une chose m’est présente, je ne me la représente
plus. On ne se représente que ce qui est absent : d’où que
la peinture et la sculpture aient toujours (?) été, à l’origine, religieuses ( d’ailleurs, la peinture n’est-elle pas
inventée par cette jeune fiancée qui dessine sur le mur, amoureusement, l’ombre
de son amant qui s’apprête à partir pour la guerre ?). L’œuvre ne renvoie
plus au monde, elle est du monde (Duchamp, Fontaine), ready
made, recueillie, piégée, même, (Spoerri, Tableau-piège 1963).
Ou
alors, parce que rien n’est plus présent à moi-même que mon propre
corps, c’est le corps qui va devenir le support, le matériaux, l’œuvre
elle-même : body art (Orlan La Seconde Bouche 1993).
Ce qui
est présent, donc, n’est pas représenté. Mais agissant. Au corps,
on demandera alors des performances : records, quand il s’agit du
sport, attitudes extrêmes ou incongrues quand il s’agit de l’art (Oleg Kulik, Dog
House 1996, ci-dessous ; Sorbelli, Au Louvre 1994).
22. Le
monde contemporain a donc renoncé à la représentation pour la présentation.
Mais alors, quel espace correspond à cette nouvelle exigence ?
Celui
de l’ex-position.
Considérons
seulement comment a évoluée l’exposition depuis le XVIII° par exemple. Les
œuvres, aux XVIII° et XIX°, s’entassent sur les murs des salons, au XX°, le
souci est de mettre l’œuvre en valeur en lui créant
un lieu. Les
installations
visent autant à mettre en valeur le
lieu où elles s’élaborent que le
lieu les installations (par exemple : la grande nef du C.A.P.C. de
Bordeaux avec l’
Exposition Jannis Kounellis en 1985 ou les
120
Peintures de Daniel Buren voire, du même,
Les Deux Plateaux au Palais Royal Paris 1982-85).
Du coup, le tableau, la statue, les
« objets » sont devenus
décoratifs, éléments d’un espace
qu’ils
présentent autant qu’il les
présente.
Les expositions
elles-mêmes s’affichent, se présentent (publicités soignées, critiques et
reportages dans les revues spécialisées qui les présentent à leur
tour).
Dans
cet univers qui est le nôtre, à présent, nous avons au moins un modèle
de cette transformation : le Pop Art.
Le Pop
Art n’est ni un prolongement de la publicité ni une ironisation sur ce média,
comme on l’a à tort mille fois répété, il fait la théorie de l’espace contemporain,
dès les années 60 ; il fait de la
présentation de
représentations (Andy Warhol
Autoportrait).
Marilyne n’est pas une femme, c’est une
image, une
représentation.
Warhol ne fait rien d’autre que la
présenter.
Tout
notre univers passe par la lucarne de la télévision, de l’ordinateur, de la tablette, du smartphone. Le monde
s’est changé en représentations. A la Renaissance l’art représentait le monde. Les médias contemporains se sont
emparé de cette activité. Il ne reste plus à l’art, qui s’en acquitte fort
bien, qu’à présenter ces représentations.
Carignan,
le 24 10 2001